vendredi 16 mars 2012

Portrait d'un Constituant : Mohamed Larbi Fadhel Moussa, Indépendant du groupe parlementaire «El Kotla El Dimocratiya»

Un électron libre qui privilégie le consensus

 
Marqué dès sa tendre enfance par cet esprit de militantisme qu’a connu la Tunisie post-indépendante des années 60, Fadhel Moussa a été influencé par sa mère, Zakia Moussa, qui était dans le feu de l’action, et leur maison, sise à la rue de l’Oise à Bellevue, ne désemplissait guère tant elle était ouverte aux démunis des environs tels El Ouardia, La Cagna, Dubosville, Borj Ali Raïss, Kabaria et autres qui venaient quérir une assistance sociale. «Ma mère était l’une des grandes militantes de l’Union nationale de la femme tunisienne (Unft), soutenue par mon père dès 1958 elle avait fondé «Nadi El Fatate» «Le club de la jeune fille», et deux ans plus tard «La maison du nourrisson», elle a émancipé femmes et filles en grand nombre. Ainsi, bien qu’issus d’une couche sociale moyennement aisée, nous vivions en totale communion avec cet environnement populaire», confie-t-il. Ce qui l’a marqué durant ses études primaires, de 1958 à 1963, c’est la précarité quasi générale qui imprégnait le pays : «Je me rappelle que le matin à l’école on distribuait du lait à tous les élèves sous l’œil attendri du directeur de l’école M. Mahmoud Sebaï, un homme inoubliable». A certains égards, observe-t-il : «Le spectacle de la désolation sociale de notre pays, aujourd’hui, n’est malheureusement pas très loin du spectacle de cette époque. C’est pourquoi je pense qu’il faut s’engager avec cette même ferveur dont ont fait preuve, alors, nos parents, pour redresser l’économie de notre pays».


Les années d’insouciance

Cependant, pour l’enfant qu’il était, cette époque-là incarnait aussi, par excellence,les années d’insouciance où à côté de ses études, il s’adonna à plusieurs sports, notamment le basket-ball au club de l «Jeunesse Athlétique de Bougatfa», et plus tard l’équitation et le tennis. Au Collège Sadiki, dont le directeur était alors M. Abdelwahab Bakir, il garda le même engouement pour les activités sportives mais s’enthousiasma, également, pour le scoutisme et la culture, le cinéma, le théâtre et les pièces de Aly Ben Ayed, les randonnées dans la nature et les visites à Sidi Belhassen, tous les jeudis soir durant la saison d’été avec «Awlad El Houma», un rituel : «C’était une époque formidable, j’avais une vie bien remplie et j’en garde des souvenirs impérissables». Quand il décrocha son Bac, en 1970, il choisit de faire des études de droit et sciences politiques, sous l’influence de son père, juriste, et de son frère, Hichem Moussa, universitaire, fondateur du MUP (Mouvement de l’Unité Populaire) aux côtés de Ahmed Ben Salah et condamné à 8 ans de prison par la cour de sûreté de l’Etat, puis à deux ans pour outrage au président de la République. «Le couffin et les oranges je connais». Et d’ajouter : «C’est lui qui m’a fait aimer le droit et le jeu d’échecs dont il était un grand maître».

L’enseignement et la recherche : une vocation

A la faculté, la même vie, alliant études studieuses, sport, culture et voyages continue de plus belle, toujours sur fond de militantisme du milieu familial : «A la fac, j’étais plutôt indépendant par rapport aux forces politiques, j’étais un électron libre qui apportait son soutien en tant qu’acteur de la société civile, mais je n’ai jamais été enrôlé, car je voulais garder mes distances et avoir du recul. Je me souviens, par ailleurs, que notre demeure était toujours ouverte aux militants et aux étudiants de gauche qu’on hébergeait, notamment en 1972, quand l’université a fermé ses portes sur fond de conflit au sujet du congrès de l’Uget, ce qui m’a amené à exercer le métier de moniteur d’équitation pour quelque temps», indique-t-il. Mais malgré tout, notre Constituant estime que «le pays vivait, dans les années 60 puis 70, l’effervescence du développement dans tous les domaines, c’était exceptionnel, mais cette avancée économique et sociale avec successivement deux projets, socialiste, d’abord, libéral, ensuite, masquait le déficit démocratique. Puis ça a commencé à gronder...».
Dans la foulée de la licence qu’il a obtenue en 1974, il enchaîne les diplômes : un DEA en droit public et un autre en sciences politiques, avant de décrocher sa thèse de doctorat d’Etat en droit en 1984. Il a été aussi collaborateur à l’Institut de recherches juridiques comparatives au Cnrs à Paris. Se destinant à l’enseignement et à la recherche, sa véritable vocation, abandonnant une courte expérience d’avocat, il a passé tous les concours, obtint l’agrégation en 1987, puis le titre de professeur d’enseignement supérieur, le plus haut grade du corps en 1992. Il a sillonné les pays et les colloques donnant moult conférences un peu partout en Europe, aux Etats-Unis, au Brésil et dans le monde arabe. Toujours sur le plan international, il occupa le poste de directeur des Programmes et de la formation à l’Organisation internationale de droit, du développement en 2004/2005 à Rome, puis au Centre régional arabe du Caire en Egypte, 2006/2008. En 2008 et à la demande de ses collègues, il rentre au bercail pour être élu doyen de la faculté des Sciences juridiques et sociales de Tunis et réélu en 2011, à l’unanimité des membres du conseil scientifique, moins une voix...la sienne.

L’initiative citoyenne

Qu’est-ce qui a poussé ce doyen et professeur de droit public et de sciences politiques à s’engager dans l’initiative citoyenne et à se présenter aux élections du 23 octobre? «Avec un groupe d’intellectuels et de militants, nous avons eu l’idée de constituer un projet citoyen, nous avons fait adopter et publier une charte citoyenne qui préfigurait une Constitution. Et c’est là que nous avons agi et appelé, en avril 2011, plusieurs partis politiques démocratiques, Ettajdid, Ettakatol, Afek et le PDP à se regrouper, mais cela a été un échec. Nous avons alors créé le PDM (Pôle démocratique moderniste) avant les élections. Je me suis alors présenté en tant qu’indépendant du pôle et tête de liste de la circonscription de l’Ariana. Ce fut une expérience épatante et conviviale en compagnie d’une merveilleuse équipe de campagne, et je crois que le fait que je sois constitutionnaliste et publiciste m’a beaucoup aidé». Les résultats de ces élections on les connaît : le PDM a obtenu 5 sièges dans 33 circonscriptions dont un raflé par notre candidat indépendant dans une circonscription difficile avec un record, celui du plus grand nombre de listes concurrentes qui a atteint 95.

Un statut pour l’opposition

Comment se passe, depuis, son quotidien à la Constituante ? «Mon quotidien est bien rempli : j’ai été, répond-il, élu membre de la Commission qui a élaboré la loi sur l’organisation provisoire des pouvoirs publics: la petite Constitution. Je me suis rendu compte que l’opposition, vu son score, ne pouvait pas aller au-delà des pressions afin de limiter ‘‘les dégâts’’ provoqués par les résultats de la mouvance démocratique aux élections. Et je pense que nous avons obtenu le maximum possible, car face à la Troïka qui a raflé près des 2/3 des sièges de l’ANC, nous avons tenu à faire valoir et à défendre un statut pour l’opposition et la minorité; nous avons, ainsi, réussi à ancrer cette idée à la Constituante. Nous n’avons pas ignoré, pour autant, la nécessité d’emprunter la voie du consensus particulièrement pour l’élaboration de la Constitution. Aussi, nous ne sommes pas opposés de manière systématique à la majorité, le pays étant dans une situation économique et sociale telle que nous ne pouvons pas nous permettre de jeter l’huile sur le feu. Car il s’agit de faire émerger le pays et non de couler le gouvernement, c’est en tout cas ma ligne de conduite».
Dans la phase actuelle de la rédaction de la Constitution, il est le président de la Commission de la justice et il continue à s’en tenir au même parti pris: «Continuer à quérir le consensus et à essayer de rassembler, le plus largement possible, car il s’agit de la Constitution de tout un pays et non pas de celle d’un parti ou d’une coalition. Il est, donc, impératif de rassembler, d’écouter et de s’ouvrir en faisant participer des acteurs, aussi bien des professionnels et des représentants de la société civile que des experts à ce projet d’élaboration de la Constitution collectif et général à l’ensemble des Tunisiens. A cet effet, je me déplace toutes les semaines pour animer des débats avec les composantes de la société civile sur le thème: ‘‘Quelle Constitution voulons-nous pour la Tunisie ?’’. Nous sommes aussi invités à nous familiariser avec des modèles étrangers, notamment européens, nous nous ouvrons aussi à l’expertise nationale et internationale, aux débats dans de nombreux colloques, car il faut aussi bien recourir à un ‘‘benchmark’’, c’est-à-dire les bonnes pratiques internationales, qu’à l’écoute du maximum d’avis, à l’intérieur du pays afin que le modèle de la Constitution à retenir concilie entre l’ambition de se rapprocher des meilleurs modèles et le réalisme qui impose un modèle praticable et efficace, conforme aux attentes des Tunisiens et aux objectifs de la révolution».

L’ANC : une expérience exceptionnelle

Enfin, à propos de sa relation avec ses collègues de la majorité, notre Constituant ne se positionne nullement dans l’inimitié ou l’adversité, bien au contraire: «En réalité, on vit une expérience exceptionnelle de transition démocratique et contrairement à ce que certains pensent, les relations entre les membres de la Constituante, qui sont de différents bords, ne sont pas dans l’inimitié ni dans la confrontation. Certes, il y a de temps en temps des anicroches, des mésaventures, mais on essaye de les dépasser. Il existe, par ailleurs, des velléités hégémoniques de la part de la Troïka, mais l’opposition démocratique n’entend pas se laisser impressionner et je peux dire qu’elle est respectée parce qu’elle est sérieuse et responsable».

Quels conseils Fadhel Moussa peut-il donner aux jeunes ? La réponse véhicule beaucoup de sens : «Il est vrai que les jeunes n’ont pas été bien représentés au cours des élections du 23 octobre. De même, aujourd’hui, ils ne sont pas encore impliqués dans le processus de changement démocratique. Il faut que cette jeunesse s’implique davantage, car cette révolution est en premier celle des jeunes et le changement significatif ne peut se réaliser qu’avec du sang neuf, mais loin de tout conflit de générations».
Auteur : Samira DAMI

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