mercredi 13 juillet 2011

Interview: Kamel Labidi, président de l’Instance nationale pour la réforme de l’information et de la communication (Inric)

La fin de la chape de plomb…

La fin de la chape de plomb…
• Jusqu’à présent, nous avons reçu 71 demandes de licence de création de radios et 25 demandes de télévisions
Journaliste revenu de l’exil forcé, après la révolution, pour avoir été empêché d’exercer sa profession dans les règles de l’art, renvoyé à deux reprises de l’Agence Tunis-Afrique Presse (TAP) en 1978 et en 1994, Kamel Labidi a été nommé président de l’Instance nationale pour la réforme de l’information et de la communication (Inric), créée le 25 février 2011.
Durant ces 17 années d’exil, il a collaboré, par des opinions, à plusieurs journaux étrangers : Le Monde diplomatique, en France, le Daily Star, à Beyrouth, le Cairo-Times, The Guardian, le New York Times et Herald Tribune aux Etats-Unis.
Il a travaillé pour Amnesty International, notamment au bureau régional de Beyrouth, des territoires occupés palestiniens, et comme représentant aux comités pour la protection des journalistes, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, basés au Caire et à Washington.
Pendant plusieurs années, jusqu’à il y a trois mois, il a travaillé au sein de l’Aifex (International Freedom of Expression Exchange), une organisation regroupant plus de 80 ONG qui défendent la liberté d’expression.
A l’occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse, nous l’avons rencontré.
Il a évoqué l’Instance, qu’il préside, sa mission et ses attributions ainsi que le paysage médiatique, après la révolution, et le travail accompli au sein de l’Inric. Ecoutons-le.

Le 3 mai, Journée mondiale de la liberté de la presse, a cette année, vous en convenez, une saveur particulière en raison de la révolution. Qu’en dites-vous ?
Ce goût particulier est celui de la liberté. Car c’est la première fois que la Tunisie célèbre cette journée sans qu’il y ait des journalistes tunisiens en prison. En outre, la presse n’est plus muselée comme elle l’a été pendant les deux dernières décennies où, sous Ben Ali, la Tunisie est devenue l’un des pays ennemis de la liberté de la presse et de l’internet. Jamais depuis la création du premier journal dans notre pays, Erraïd Ettounsi en 1860, La Presse et l’ensemble des médias n’ont été aussi étouffés et mis au pas par un régime répressif et dictatorial. Pis, l’hostilité de Ben Ali envers la presse libre et indépendante est même supérieure à celle de la plupart des résidents généraux sous le protectorat français de 1881 à 1956.
Comment jugez-vous le paysage médiatique après la révolution ?
Je peux dire qu’il n’y a plus de ligne rouge, qu’il y a une certaine liberté de ton, ainsi que des efforts de la part de la plupart des médias et journalistes pour exercer correctement leur métier, mais beaucoup reste à faire tant le poids et la chape de plomb des années Ben Ali ont provoqué de sérieux dégâts.
Les journalistes, en fait, n’ont pas encore eu le temps de se ressourcer, de se recycler après tant d’années de confiscation de la parole et de la liberté de presse et d’expression.
J’aurais aimé que la profession tire les enseignements de la situation antérieure et s’engage à ne plus se laisser manipuler par les gouvernants. J’aurais aimé, aussi, que les journalistes qui étaient sur le devant de la scène faisant l’apologie de Ben Ali, en le présentant comme un sauveur et un héros, s’éclipsent quelque peu en laissant la place à leurs confrères et consœurs qui n’ont pas été aussi impliqués qu’eux. Car, à mon avis, c’est là la meilleure manière de permettre aux médias de se réconcilier avec leur public et d’en terminer, je l’espère, avec la chape de plomb.
Présentez-nous les principales attributions et missions de l’Inric.
L’Inric a été créée le 25 février 2011 par un décret ministériel. Le premier gouvernement provisoire désirait une instance pour superviser le secteur audiovisuel comme le CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel) en France ou en Belgique. Après consultation avec les journalistes, il s’est avéré que tout le secteur, entre presse écrite et audiovisuelle, avait plutôt besoin d’une instance de réflexion, qui présente des propositions au gouvernement, cela afin de tourner définitivement la page Ben Ali et d’en finir avec la mainmise du pouvoir exécutif sur les médias. Et de faciliter, par ailleurs, l’émergence de nouvelles structures de régulation mettant un terme au monopole de l’Etat sur les médias publics et de garantir leur indépendance.
Pour parvenir à cette fin, l’Inric, qui a tenu à être indépendante, puisque les membres ont été choisis par son président après consultation avec les confrères et consœurs, s’est employée à rencontrer un bon nombre de journalistes de la capitale et des régions. Cela dans le but d’identifier les obstacles et les problèmes qui les empêchent de pratiquer correctement et librement leur métier. L’Inric a également recueilli leurs suggestions et recommandations afin que jamais les médias ne connaissent ce qu’ils ont vécu auparavant et ne reviennent plus jamais en arrière.
Ces rencontres avec les journalistes se poursuivent encore aujourd’hui et nous allons, à leur terme, soumettre un rapport au gouvernement et à la future Assemblée constituante. Ce rapport sera en même temps rendu public et l’opinion publique sera informée de toutes les recommandations fondées sur une observation rigoureuse du terrain, et de toutes les suggestions faites à partir de l’analyse des journalistes, des conclusions tirées des ateliers de travail et des expériences observées dans les pays démocratiques où la presse est libre tels la Grande-Bretagne, l’Espagne, le Portugal, l’Afrique du Sud, l’Argentine, le Chili, etc.
Enfin, notre mission est claire : proposer des recommandations susceptibles de garantir l’indépendance des médias, rehausser la qualité et l’image de la profession et réconcilier les médias, jadis utilisés comme instruments de propagande et de désinformation, avec le public.
Le fait que vous soyez une instance uniquement consultative, n’est-ce pas là réduire son importance et son impact ?
Considérant qu’il s’agit d’une période transitoire où le gouvernement provisoire souffre d’un déficit de légitimité, le pays a plus besoin, à mon avis, de propositions et de recommandations que de décisions. C’est pourquoi j’ai tenu moi-même, après consultation de nombreux confrères, consœurs et acteurs de la société civile, à ce que l’instance soit uniquement consultative avec pour mission de préparer le terrain à l’émergence de structures indépendantes de régulation du secteur.
Avez-vous accompli un travail complet englobant tout le paysage médiatique ?
Il s’agit d’un travail énorme et de longue haleine, tous les membres de l’Inric, à l’exception du président, sont des volontaires qui ont d’autres obligations professionnelles.
Le travail de collecte des informations et des propositions ainsi que les ateliers de travail destinés à approfondir la réflexion sur les moyens les plus efficaces de doter le pays de structures indépendantes et démocratiques se poursuit.
Il y a aussi le travail de formation des journalistes, y compris dans le domaine de la couverture d’élections libres et démocratiques.
Est-ce que l’instance s’autosaisit ou est-elle saisie par d’autres parties tels les journalistes, les décideurs, les partis, etc. ? Y a-t-il eu des plaintes pour des cas de censure, de dérapages de la part des journalistes ?
Nous travaillons avec les journalistes et les experts tunisiens et étrangers et nous recevons régulièrement des propositions écrites formulées par des journalistes pour améliorer la qualité de l’information et de la couverture de l’actualité, notamment en vue des prochaines élections.
Nous recevons aussi des plaintes de journalistes dénonçant des atteintes au libre exercice de la profession par leurs supérieurs hiérarchiques, entre rédacteurs en chef et directeurs, et des cas de censure. Beaucoup de journalistes déplorent le fait que la situation de la gestion des rédactions, au sein de leur entreprise, est demeurée inchangée et que les responsables de ces journaux travaillent comme par le passé, sur instructions et coups de fil, n’ayant pas encore intériorisé les nouvelles exigences du métier après la Révolution.
Certains journalistes déplorent également que les services de presse et les attachés de presse des différents ministères perpétuent les mêmes méthodes d’antan, comme si le pays était encore sous la coupe de la dictature.
D’autres confrères et consœurs dénoncent la présence et l’influence des anciens thuriféraires de Ben Ali et de son épouse. Ils sont révoltés de voir que des individus qui avaient été chargés par les conseillers du président déchu de s’attaquer à des collègues, femmes et hommes, ainsi qu’à des opposants politiques occupent encore des postes importants au sein de ces médias publics et privés.
La composition de l’Inric a suscité certains remous concernant certains de ses membres qui ont été vivement contestés. Qu’en est-il ?
A l’heure où il importe pour notre métier de réduire, par l’effort, la compétence et le respect de la déontologie, le fossé de méfiance et de rejet creusé par l’ancien régime entre les journalistes et les citoyens, nous gagnerions à nous abstenir de lancer des accusations sans fondement ou de nous enliser dans les polémiques stériles qui n’auront que des répercussions négatives sur notre métier en ternissant son image devant l’opinion publique.
Quelle est votre position sur l’affaire de radio «Kalima» ?
Notre instance a été créée, nous l’avons déjà dit, pour doter le pays de mécanismes de régulation dignes de la Révolution et d’un pays démocratique. Donc tout en reconnaissant le fait que radio «Kalima» a été empêchée d’émettre sous Ben Ali et que ses promoteurs et journalistes ont été persécutés et attaqués, il s’agit maintenant de traiter tous les dossiers d’une manière équitable et transparente. Ce qui serait achevé avant la fin de ce mois-ci.
L’examen de ces dossiers est en cours et l’Inric ne tardera pas à soumettre au gouvernement son avis au sujet de ces demandes de licences de radios et de télévisions. Nous avons élaboré des critères tels que les profils des promoteurs, les sources de financement, la nature des projets, leurs objectifs, l’étude technique, le plan de travail (Business plan), les programmes. Il faut aussi considérer une donnée importante concernant les radios, à savoir que l’Office national de télédiffusion ne cesse de rappeler que les fréquences radio disponibles pour le moment sont très réduites, notamment sur le Grand-Tunis. Concernant, maintenant, les radios qui veulent arroser tout le pays, sachons qu’environ deux tiers des fréquences sont utilisés par les radios publiques telles que la Nationale, Rtci, Ethaqafia, Radio-Jeunes et les radios régionales. Sans compter qu’un bon nombre de fréquences restantes sont utilisées par des stations de radios privées qui ont vu le jour sous Ben Ali et qui ont été créées par ses proches et amis.
Combien avez-vous reçu de demandes de licence ?
Jusqu’à présent, nous avons reçu 71 demandes de radios et 25 demandes de télévisions.
Plusieurs parties nationales et internationales ont créé, sous forme d’ONG, des réseaux de contrôle du respect de la déontologie en Tunisie. Cela ne fait-il pas de l’ombre à votre instance ?
Tout travail de nature à faire la lumière sur le degré de conformité de nos médias avec les normes internationales de liberté de la presse, qu’il soit l’œuvre d’ONG locales ou internationales, est le bienvenu. Car il s’agit de défendre la liberté d’expression. Mais ce qui importe, c’est que les ONG tunisiennes devraient coordonner leurs efforts, intensifier leur coopération avant de traiter avec des organismes ou fondations donateurs et établir, enfin, des priorités dans le domaine de la promotion et de la protection des médias.
Vous avez rejeté la première ébauche de la sous-commission émanant de l’Instance supérieure de la réforme politique. Où en sont actuellement les choses ?
La sous-commission a élaboré un projet de code de la presse liberticide et non conforme aux normes internationales de la liberté d’expression. Résultat : il a été rejeté aussi bien par notre instance que par le Snjt (Syndicat national des journalistes tunisiens).
Mais, actuellement, la sous-commission travaille en collaboration avec l’Inric et le Snjt pour un autre projet de texte qui protègera réellement la liberté de la presse et le droit à l'accès aux sources de l’information, au sein de l’administration, et qui dotera le pays de structures indépendantes pour la régulation des médias.
Auteur : Propos recueillis par Samira DAMI

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