mercredi 21 septembre 2011

Entretien avec : Mme Raoudha Laâbidi, présidente du Syndicat des magistrats tunisiens (SMT)

Dresser des listes noires, c’est consacrer la loi de la jungle

Dresser des listes noires, c’est consacrer la loi de la jungle
Le Syndicat des magistrats tunisiens (SMT) désapprouve non seulement le projet de décret-loi relatif au statut des magistrats et au Conseil supérieur de la magistrature, mais refuse aussi toute promulgation de cette loi.
Estimant que le gouvernement provisoire n’a pas les prérogatives, selon l’article 17 du décret-loi du 23 mars 2011, de décréter des lois fondamentales.
«Seuls les représentants légitimes du peuple, à travers l’Assemblée de la constituante, sont habilités à examiner un tel projet dont l’élaboration concerne uniquement les magistrats», énonce le SMT.
Pour en savoir plus sur cette question et d’autres, nous avons rencontré Mme Raoudha Laâbidi, présidente du SMT. Interview.

Quels sont vos reproches à l’encontre du projet de loi relatif au statut des magistrats et au Conseil supérieur de la magistrature ?
Nous estimons que le gouvernement transitoire n’a pas le pouvoir de décréter des lois fondamentales, d’autant plus que le décret du 23 mars 2011 stipule dans son article 17 que les lois du pouvoir judiciaire demeurent effectives. Cet article interdit donc tout décret concernant le système judiciaire durant cette période. Cela sans compter que le décret-loi relatif à la profession d’avocat n’a pas obtenu le consensus des parties concernées : les magistrats, les huissiers-notaires, les conseillers fiscaux, l’Utica, etc.
Pour le SMT, il s’agit donc d’une position de principe, puisque le gouvernement de transition n’a ni le droit juridique, ni politique d’organiser les professions, d’autant plus qu’il n’y a pas urgence.
On ne comprend pas : était-ce vraiment urgent de promulguer un décret-loi organisant la profession d’avocat et maintenant celle de magistrat ? Seuls les représentants légitimes du peuple à travers la Constituante sont habilités à discuter et à promulguer des lois.
Pourquoi un décret-loi ? Pourquoi pas une loi décrétée par le Parlement ? On a attendu 44 ans, depuis la promulgation du décret-loi de la profession de magistrat en 1967, on peut bien attendre quelques mois de plus après l’élection de la Constituante.
Mieux, outre que nous n’avons plus confiance en ce gouvernement qui a fait fi des réserves et reproches contre la loi relative à la profession d’avocat, nous estimons qu’il est nécessaire d’avoir une vision globale pour la réforme en profondeur de tout le système judiciaire et cela à tous les niveaux.
Avez-vous été associé à l’élaboration de ce projet ?
Une copie du projet a été envoyée au SMT pour avis. Or nous sommes, en tant que syndicat, partie prenante et non pas une partie consultative. La démarche est donc erronée.
Le ministère de la Justice n’est pas habilité, au même titre que le gouvernement, à élaborer et adopter ce projet, qui doit être conçu uniquement par les magistrats, d’autant que son contenu maintient l’hégémonie du pouvoir exécutif. Certes, d’aucuns nous disent qu’on est en train de rater une occasion en or mais nous refusons la promulgation de ce décret-loi par principe.
Vous refusez ce décret-loi organisant la profession alors que préconisez-vous comme solution ?
Le SMT a créé un observatoire pour contrôler tous les décrets-lois promulgués durant la période transitoire, et ce, jusqu’au 23 octobre, qui sera suivie d’un rapport présenté à la Constituante. Nous avons aussi d’autres voies de recours dont des actions en justice, si ce décret-loi est promulgué malgré nous.
Quels sont vos rapports avec l’AMT (Association des magistrats tunisiens) ?
Il est vrai que le consensus est difficile, parce que nous n’avons pas les mêmes orientations. Le SMT s’occupe des revendications professionnelles et de l’indépendance de la magistrature. Or, l’AMT fait de la politique, elle est représentée à l’Instance supérieure de la réforme et de la réalisation des objectifs de la révolution et se présente aux élections de la Constituante.
Ce sont là les points essentiels qui divisent le SMT et l’AMT, car peut-on parler d’indépendance quand on fait de la politique ?
Le SMT considère que les magistrats doivent se présenter en rang serré et uni en ayant les mêmes buts, or voyez comment l’AMT s’est comportée avec les magistrats. «Mieux», le président de l’AMT interdit aux adhérents du SMT d’adhérer à l’AMT.
Si l’AMT veut faire du chantage, en utilisant les dossiers de la corruption et de l’indépendance de la magistrature, nous répondons que ces questions importantes ne relèvent pas de slogans.
Quand l’AMT dresse une liste noire des juges corrompus, on se demande d’emblée quelles sont la légitimité et la crédibilité de ceux qui l’ont établie et puis qu’est-ce qui garantit les principes fondamentaux d’un jugement équitable de ces juges supposés corrompus. Si on se met à faire des listes noires, c’est la loi de la jungle. Pourtant, lors de notre première réunion le 18 mars 2011 avec le ministère de tutelle, nous avons appelé à ouvrir urgemment les dossiers de corruption. Car pour le SMT, le nombre des juges corrompus est infime par rapport à l’ensemble de la profession et au nombre des juges honnêtes et équitables.
Nous appelons donc à changer la loi afin de garantir l’immunité aux témoins qui souhaitent dénoncer les juges corrompus. Si le ministère de la Justice et le gouvernement décident vraiment d’ouvrir le dossier de la corruption, il est possible de démontrer les mécanismes de corruption à travers le ministère des Finances, la propriété foncière et les impôts afin de savoir qui des magistrats s’est enrichi illégalement.
Idem pour les instructions politiques. Donc, le gouvernement a tous les moyens pour démanteler le système de corruption si l’intention existe réellement.
Enfin, vous avez remarqué depuis que l’AMT a focalisé depuis 3 ou 4 mois sur la corruption des magistrats on ne parle plus de la corruption dans les autres domaines. Or c’est dans le système judiciaire que la corruption est la moindre. Il faut donc agir en profondeur pour que le gouvernement et le ministère de la Justice ouvrent les dossiers de la corruption dans le système judiciaire, surtout que nous avons élaboré toute une action, car le SMT a été le premier à avoir évoqué le dossier de la corruption dans tout le système judiciaire où il ne s’agit pas uniquement des magistrats, mais de plusieurs autres maillons du système.
L’AMT affirme que le SMT est la création du ministère de la Justice dans le but de la saborder. Que répondez-vous ?

Déjà, au mois de février 2011, nous avons discuté de l’idée de créer un syndicat, mais mieux, l’AMT a même accepté de se muer en syndicat… Nous comprenons que le ministère veuille créer une association, mais de là à créer un syndicat, j’en doute fort. Puis, vous n’avez qu’à voir nos positions par rapport à la politique du ministère.
Nos rapports sont tendus car le ministère n’a pas compris que le SMT est partie prenante et non pas seulement consultative. Je vous dis que ce n’est pas la confiance qui règne, le ministère a promis tant de choses qu’il n’a pas tenues et lésine à entreprendre des améliorations de fond.
Quelle est votre conception de l’indépendance de la magistrature. Sur quoi devrait-elle reposer ? Est-ce que vous allez jusqu’à revendiquer l’indépendance du parquet, car même en France, le parquet n’est pas indépendant ?
D’abord, il faudrait que le pouvoir exécutif n’intervienne plus dans le pouvoir judiciaire. Il faudrait que le président de la République et que le ministre de la Justice ne président plus jamais le Conseil supérieur de la magistrature. Et ce dernier ne doit plus être nommé mais élu en bonne et due forme.
Enfin, si l’on souhaite vraiment une justice indépendante, il est nécessaire de consigner les principes de l’indépendance de la justice dans la Constitution. Pour que cette indépendance du pouvoir judiciaire soit réelle et effective, il faudrait garantir le principe d’inamovibilité des juges, ainsi que l’amélioration des conditions financières et professionnelles et criminaliser, enfin, les parties ou personnes qui feraient des pressions sur les magistrats dans l’exercice de leur fonction.
Concernant, maintenant, l’indépendance du parquet, parmi les points les plus exposés, le SMT propose que les conseillers du procureur de la République soient sous la direction du procureur lui-même.
Dresser des listes noires de magistrats corrompus, n’est-ce pas là un coup dur à la crédibilité d’un corps aussi prestigieux que la magistrature ? Avez-vous, comme l’AMT, dressé une liste noire ?
Non, nous n’avons pas dressé de liste, ce n’est ni notre rôle, ni celui de l’AMT. Il est vrai que dresser pareille liste est un coup dur pour tout le monde. Car c’est là le procédé des dictatures chacun doit être responsable de ses actes. Il ne faut pas mettre tout le monde dans un même sac.
De plus, l’AMT a soumis la liste au Premier ministère, est-ce là l’indépendance de la justice qu’elle préconise ?
A notre avis, il fallait attendre l’élection du nouveau Conseil supérieur de la magistrature ou alors intenter une action en justice. Pourquoi l’AMT ne l’a pas fait si elle disposait de preuves ? Pourquoi ne pas recourir à des procès en bonne et due forme et qu’on en finisse une fois pour toutes.
Quels sont vos rapports avec les avocats ?
Ce sont des rapports de respect mutuel et même si le SMT critique la loi organisant la profession des avocats, c’est son plein droit.
Vous avez, au mois de juillet dernier, fait une grève de trois jours, cela est-il normal et acceptable s’agissant de magistrats ?
Tant que la Tunisie a ratifié la convention internationale de l’OIT (Organisation internationale du travail), la profession a le plein droit de recourir à la grève pour faire entendre et concrétiser ses revendications. L’OIT garantit la grève à tous les corps de profession sans exception. Donc, c’était une grève légitime et légale à 100%.

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