mardi 10 juillet 2012

Entretien avec Béji Caïd Essebsi: le parti avant la patrie

« La patrie avant le parti »
  Béji Caïd Essebsi vient d’avoir, vendredi dernier, l’agrément de son nouveau parti, Nida Tounès, dont il est le président-fondateur.
Ses équipes sont en train de s’organiser pour accueillir les nouveaux adhérents qui seraient 100.000 déjà.
Un parti malgré lui car Nida Tounès n’est ni de gauche ni de droite ni du centre. Il n’a d’idéologie qu’un seul vocable : l’intérêt des Tunisiens et de la Tunisie.
Un parti qu’il a voulu surtout réaliste et pratique pour ancrer la démocratie.
De son nouveau parti, de la Tunisie, d’Ennahdha, de Rached Ghannouchi de Moncef Marzouki et des petites choses de la vie politique, Béji Caïd Essebsi nous a longuement entretenus. Interview

  Vous avez promis après le 23 octobre de quitter la scène politique.  Pourtant, vous êtes de retour. Avez-vous reçu des assurances après vos voyages au Qatar, aux USA et en France ? 

 J’avais accepté de diriger le gouvernement précédent parce que je pensais qu’il y avait la possibilité de mettre à exécution un projet démocratique. 
J’ai toujours été obnibulé par le projet démocratique. Dès 1970 déjà, nous  étions passés à l’action et je n’étais pas seul. A l’époque, nous avions senti que le pays avait dérapé vers le pouvoir personnel du fait du parti dominant. Depuis, nous avons combattu dans ce sens. Nous avons été exclus à maintes reprises, mais nous avons tenu bon. 
Aussi, quand il y a eu la chute du régime Ben Ali, étions-nous convaincus du fait qu’il ne fallait pas revenir en arrière, qu’il fallait tout faire afin de ne pas favoriser l’émergence d’un parti dominant. 
Le rôle du gouvernement provisoire que j’ai dirigé était donc de mettre en place les procédures pour mettre en route une démarche démocratique. 
Une démarche démocratique en deux étapes. Il fallait d’abord organiser des élections d’une assemblée constituante, c’est-à-dire partir de zéro pour bâtir un système politique. 
Mais les élections, ce n’est pas ça la démocratie. C’est un pas vers la démocratie, une étape nécessaire vers l’instauration d’un régime démocratique. 
La véritable démocratie, c’est l’alternance. Nous devions créer les conditions favorables à l’alternance. C’est la seconde étape de la démarche démocratique.
Je pensais que ceux qui avaient pris les rênes du pouvoir devaient continuer à renforcer l’idée d’asseoir cette alternance. Or, j’ai constaté que l’opération accusait du retard et souffrait d’hésitations, je ne veux pas dire renoncement.
C’est pour cela que je suis  ré-intervenu. Car au fond, je suis engagé sur la voie de cette démarche démocratique, non mû par une quelconque interférence ou force occulte.
Le premier appel que j’ai fait, c’était le 26 janvier 2012. J’avais rappelé au gouvernement qu’il y a des élections à venir, dans une année, après le 23 octobre. Lequel gouvernement ne semblait pas être dans cette logique, car  il n’a pas rappelé la commission indépendante des élections. J’avais ensuite rappelé à ce gouvernement qu’il fallait fixer une date pour le déroulement de ces élections et approuver une loi électorale. 
Or, nous sommes au mois de juillet et, depuis mon appel du 26 janvier, rien n’a été fait dans ce sens. Je m’étais alors dit qu’on n’a pas l’intention de le faire et qu’on ne donne aucune importance à cela. Pourtant c’est bien à cause de cela que la situation est ce qu’elle est en ce moment et que les gens commencent à douter de la crédibilité du gouvernement. Nous, quand nous étions venus à la Kasbah, nous avions montré une feuille de route avec des échéances précises ; aussitôt, les protestataires s’étaient retirés. 
Et puis, il est  une constatation à faire, s’agissant des résultats des élections. C’est que la moitié de ceux qui sont en âge de voter ne sont pas allés voter parce qu’ils ne s’étaient pas inscrits sur les listes. Et les autorités ont le devoir de permettre à ces gens-là de s’inscrire au plus tôt sur les listes. 
Surtout qu’ en analysant les résultats des élections, il s’est avéré que seuls 1,5 million ont voté pour Ennahdha. Ces un million et demi de voix lui ont donné 89 sièges. Il s’est également avéré que 1,5 millions de voix ont été accordées à des partis et listes qui n’ont remporté aucun siège, compte tenu du système électoral. Ça c’est le résultat de l’effritement et de l’émiettement de ces partis. Si donc nous refaisons des élections dans les mêmes conditions, les conditions de l’alternance ne seront pas réunies.

Doit-on conclure que mathématiquement Ennahdha n’est pas majoritaire ?


Oui, car si nous comptons le nombre de votants, Ennahdha a réalisé un taux de 37% et si nous comptons le nombre d’électeurs non inscrits, ce parti n’a été élu que par 18,1% de la population.
 J’ai appelé les autres partis à se réunir, ils ont fait beaucoup d’efforts mais c’était insuffisant. Voilà pourquoi nous avons initié Nida Tounès. Nous l’avons conçu sous forme d’un parti par nécessité juridique. La seule forme juridique acceptable, eu égard à la loi, c’est la forme d’une structure ouverte à tous ceux qui ne figurent pas dans un parti et à  tous ceux qu’on veut exclure, car si on ôte à un citoyen le droit d’agir dans la vie politique, c’est comme si on lui retirait la nationalité. Or, c’est pour tout un chacun un droit inaliénable et incontestable.

Franchement, avez-vous eu des assurances des Etats-Unis, de la France et du Qatar...


Ceux qui me connaissent savent que je suis indépendant, j’ai des amitiés, les gens m’invitent, j’ai passé 50 ans dans la diplomatie. Je m’excuse, je suis un peu connu, mais sachez que quand je rencontre des chefs d’Etat, je défends les intérêts du pays. 

Si vous deviez-résumer Nida Tounès en une phrase, que diriez-vous ?


 C’est un appel patriotique. On avait besoin de cet appel, c’est pourquoi il a été bien reçu.

Vous avez parlé de 100.000 demandes d’adhésion à votre parti, d’où tenez-vous ce chiffre ?


Concernant le nombre d’adhérents, sachez qu’il y a des gens qui savent compter.

Une frange du parti El Massar a rejoint votre parti estimant que vous êtes le seul à pouvoir faire contrepoids au mouvement Ennahdha, mais le fait que vous êtes devenu un parti et non pas un front, cela ne va-t-il pas dissuader certains ?

Non, car dans notre démarche, nous avons deux volets : nous allons prendre des initiatives pour essayer de mettre en place une plateforme commune entre tous les partis politiques qui ont les mêmes objectifs et qui remplissent les conditions que nous avons énumérées dans notre première réunion. Et je pense que ces partis-là remplissent ces conditions : c’est-à-dire pas d’exclusion, et je crois qu’il y en a un ou deux qui sont pour l’exclusion. Mais, on ne coopérera pas avec eux, ni avec ceux qui ne croient pas au drapeau tunisien et qui hissent un autre drapeau qu’il soit de couleur noire ou rose, ni ceux qui ont recours à la violence et à la force pour imposer leurs idées. On ne coopérera pas non plus avec ceux qui ne croient pas à l’Etat tunisien, au premier article de la Constitution, au Code du statut personnel. Pour le reste, on n’y voit pas d’inconvénient. Nous estimons  que la Tunisie, actuellement, traverse une période exceptionnelle, dans un temps exceptionnellement court et que pour cette période exceptionnelle nous devons avoir, donc, un programme d’exception et non pas un programme à long terme, avec une feuille de route. Pour cette tranche de temps, tous les partis doivent faire l’effort de plus de modestie en ne mettant pas en avant leur spécificité, mais ce qui les rassemble d’abord. Nous avons toujours appelé à un large consensus, mais cela ne veut pas dire que le gouvernement actuel doit partir, mais il doit mettre en place, d’abord, une feuille de route et un programme de travail qui réunisse autour de lui le maximum d’approbation des courants politiques. L’exécution de ce programme-là se fera, et le plus important ce n’est pas qui va l’exécuter, le plus important c’est de savoir sur quoi nous allons travailler et sur quoi nous serons d’accord.  C’est ça le large consensus, mais ce n’est pas un consensus, dans ce sens que chaque parti doit avoir un membre au gouvernement, il n’y a plus de place, car ils sont déjà 80, ce qui ne s’est jamais vu, même en Chine.

En voyant certaines figures destouriennes dont Mohamed Sayeh, qui dirigeait des milices du temps de Bourguiba, assister à la réunion de Nida Tounès, cela n’apporte-t-il pas de l’eau au moulin de ceux qui affirment que votre parti pullule d’hommes du passé dont des  Destouriens et des Rcédéistes ?


Oui, c’est vrai, nous sommes conscients de ça, mais la réunion du 16 juin 2012 n’était pas une réunion de parti, c’était pour annoncer la création du parti. Et tout ce monde que vous avez vu ne constitue pas les membres de mon parti. Ce sont des gens qui sont venus pour assister à la réunion et non pas pour être membres de mon parti. Et d’ailleurs, la personne que vous avez citée, je ne l’ai pas invitée. Certaines personnes ont été invitées parce qu’elles ont des partis et croyez-moi ce n’est pas parce qu’elles ont été invitées comme tout le monde qu’elles sont membres de notre parti. On ne peut pas dire aux gens : allez vous mettre derrière, par courtoisie on ne l’a pas fait et on ne le fera pas. Mais nous sommes conscients que ça pose problème et ça génère des questions. Nous acceptons cette difficulté parce que nous avons pour principe de n’exclure personne, même parmi les Destouriens ou les gens d’Ennahdha. Nous sommes assez grands pour savoir ce qu’on dit et avec qui on discute. 

  Certains remontent à votre passé de directeur de la sûreté nationale et de ministre de l’Intérieur, vous rendant coupable de ne pas assumer vos responsabilités concernant la torture de ceux qui ont été incarcérés suite au complot contre Bourguiba, en 1962. Une fois pour toutes, dites-nous ce qu’il en est exactement. Dites-nous la vérité. Etiez- vous au courant des cas de torture ?

Vous voulez être rassurés, très bien. Je vous le dis, je n’avais aucune relation avec les Yousséfistes. Mais Salah Ben Youssef est un grand zaïm. Avant 1952, je ne connaissais pas Bourguiba, je l’ai connu en France, quand je faisais mon droit à Paris avec son fils, Bourguiba Junior, on étudiait ensemble, on achetait les livres fifty/fifty. C’est, donc, le fils,  Habib Junior qui m’a fait connaître le père. C’est en fait Salah Ben Youssef qui dirigeait le Néo-Destour avec Mongi Slim et je n’avais aucun problème avec lui, mais je  préférais Bourguiba à Salah Ben Youssef parce qu’il était plus ouvert, qu’il prenait soin des jeunes, dont il était proche. Je n’ai pas connu, d’ailleurs, toutes ces histoires de «Sabbat Edhlam», vraiment je ne les connaissais pas. Quand est-ce que je suis arrivé ? Je suis arrivé en 1962, j’étais Directeur du tourisme, un jour j’ai su par la radio que j’ai été nommé Directeur de la sûreté nationale, le 17 janvier 1963 et Driss Guiga a pris ma place au tourisme. C’était une permutation. Je suis arrivé au ministère de l’Intérieur le 7 janvier 1963. Or, le complot a eu lieu le 19 décembre 1962 et justement Driss Guiga avait été démis de ses fonctions parce qu’il ne l’avait pas découvert.  Et qui a fait l’enquête ? Le ministère de la Défense parce que c’est un officier qui a dévoilé le complot. Dans cette affaire, il n’y avait pas de Youssefistes, à l’exception d’une personne qui avait comploté contre Bourguiba, mais pas parce qu’elle était youssefiste, ou alors voulez-vous qu’on lui envoie un certificat de bonne conduite.  Ceux qui ont participé à ce complot et qui ont été jugés étaient, en majorité, des Destouriens de Bizerte qui n’étaient pas contents, en raison de la guerre de Bizerte qui a été mal gérée, selon eux, car il y avait plus de morts qu’il ne fallait et qu’on avait fait appel à des jeunes plus qu’aux militaires, etc. La majorité des comploteurs étaient les Destouriens de Bourguiba, il y avait le secrétaire général du comité de coordination de Bizerte, M. Hriz, Hédi Gafsi,  Hachan, Lazhar Chraïti et Ali Ben Salem,  un homme de confiance qui a témoigné en disant que je n’avais rien à voir avec cette histoire et d’autres. Tous les autres étaient des officiers. Pour votre gouverne, il n’y a pas eu de torture et Ali Ben Salem qui a été incarcéré dans la même prison que tous les autres l’a confirmé dans un entretien sur une chaîne tunisienne. Ali Ben Salem a dit qu’il y en avait trois, Baratli, Sassi Bouyahya et un autre qui ont eu des problèmes et qui ont été violentés et torturés, mais si j’avais été responsable de cela, je l’aurais assumé.

Les Tunisiens sont  étonnés, voire sidérés par les différends au sommet de l’Etat, certains disent que c’est du jamais vu, même dans les Républiques bananières, d’autres parlent d’enfantillages, de bras de fer entre deux ego forts ainsi que de campagne électorale précoce, quel est votre propre avis ?  


 D’abord, je pense que le fait d’avoir constitué cette triple alliance au sein du gouvernement était, dés le départ, une erreur. Pourquoi ? Parce que nous avons élu une Assemblée constituante qui a la légitimité électorale pour rédiger une Constitution. La réalisation de cet objectif  qui est la rédaction d’une constitution ne se fait pas par la majorité, la minorité ou par l’opposition, mais elle se fait par le consensus. Il ne s’agit pas de la voter selon la majorité, elle doit être approuvée par tout le monde, car elle va régir les relations entre tout le monde. Cet accord tripartite est, par essence, contre nature car, Ennahdha est islamiste et les deux autres partis sont laïques. Ça peut faire l’objet d’un accord électoraliste, mais pas d’un accord de gouvernement, ça ne peut pas coller, fonctionner et faire l’objet d’une entente pour rédiger une constitution. Fatalement, c’est dans l’ordre des choses que les membres de la Troïka se disputent à la fin, lorsqu’on prend des décisions qui ne collent pas avec les convictions des uns et des autres. Vu de l’extérieur, ça ne pouvait aboutir qu’à une divergence.

Maintenant, partagez-vous la décision de l’extradition de Baghdadi Mahmoudi par le gouvernement ? 


 Le gouvernement a agi dans le cadre de la loi qui régit les relations provisoires de l’Etat que le gouvernement n’a pas gardée. S’il avait appliqué la petite Constitution que nous avons faite sous mon gouvernement, il n’aurait pas connu tous ces problèmes, car la Constitution provisoire actuelle est trop compliquée. D’autant que, premièrement, la situation actuelle en Libye est différente. Deuxièmement, nous avons agi dans le cadre de nos compétences. Les tribunaux tunisiens qui ont jugé  Baghdadi pour le libérer, ensuite il y a eu deux jugements  pour l’extradition. Nous avons nous-mêmes exigé qu’on nous donne des garanties pour un procès équitable et nous les avons reçues, d’abord le président libyen CNT nous a donné ces garanties, nous ne sommes pas plus crédibles qu’eux, puisqu’ils ont également une révolution. Il n’y avait, donc plus de raison pour refuser son extradition. Surtout que nous demandons nous-mêmes l’extradition de  Ben Ali de l’Arabie Saoudite. Nous avons, donc, donné notre accord et dans le statut, le président Foued Mbazaâ devait signer l’extradition. Or, il y a eu les élections et le gouvernement a démissionné. Ce n’est pas une affaire qui doit être réglée par le gouvernement qui expédie les affaires courantes. Nous avons pris la décision, nous avons rédigé le décret et nous l’avons envoyé à la présidence, il ne restait qu’à le formaliser. Maintenant,  6 ou 7 mois après, les données ont changé, et ce n’est pas à moi de dire si toutes les garanties existent ou pas, c’est au gouvernement de savoir s’il a obtenu les garanties nécessaires et c’est à lui d’apprécier. Le gouvernement a un pouvoir d’appréciation et de décision. La situation n’étant plus la même en Libye puisqu’elle s’est, apparemment, détériorée aujourd’hui. De toute façon, la décision relève de la responsabilité du gouvernement. On ne peut pas reprocher à un gouvernement d’avoir pris la décision qui relève, somme toute, de ses attributions.

On dit qu’il s’agit d’une transaction avec la Libye ou une partie libyenne ?


Non , je ne rentre pas dans ces considérations. Bien que les gens d’Ennahdha m’insultent tous les jours, il n’est pas permis de dire qu’Ennahdha a conclu un marché, car ça reste à prouver. Et je doute fort, d’ailleurs, qu’il y ait eu une transaction.

Pour quelles raisons avez-vous rencontré, à l’hôtel Georges 5 à Paris, l’émir Al Walid Ibn Talel, l’ancien premier ministre italien Silvio Berlusconi et le producteur et homme  d’affaires tunisien Tarek Ben Ammar ?
 
J’ai reçu une invitation du prince Ibn Talel qui m’a assuré qu’il a écouté tous mes discours et qu’il a trouvé que je suis un homme intéressant. Quand je suis arrivé, Tarek Ben Ammar et Berlusconi étaient déjà chez lui, ils avaient un rendez-vous avant que je ne vienne, ils ont tenu à me saluer. Tarek est mon ami de toujours, j’étais l’ami de son père, c’est presque mon fils. Berlusconi est venu me saluer aussi, je suis connu, qu’est-ce que vous voulez !


Lotfi Zitoun, ministre chargé des Affaires politiques auprès du gouvernement; a qualifié, dans une déclaration, votre parti d’opportuniste et de fasciste. De son côté, Imed Daïmi, directeur de cabinet du président de la République, a déclaré sur la chaîne El Mayadine qu’il n’y a pas d’avenir pour un parti dont le président a 85 ans et qu’il s’agit , donc, d’un parti du passé constitué d’opportunistes, d’hommes d’affaires corrompus, etc. Que répondez-vous à ces déclarations ?

 Je ne réponds pas à toutes ces allégations diffamatoires. Que tous ceux qui ont encore des insultes à formuler le fassent, je n’y répondrai pas !

Hamma Hammami, secrétaire général du Pcot, a affirmé, récemment, qu’Ennahdha et Nida Tounès se rejoignent en tant que deux projets passéistes et réactionnaires qui peuvent même converger et coopérer ensemble dans l’avenir. Qu’en dites-vous ? D’autres parmi l’opinion publique pensent la même chose.


M. Hamma Hammami analyse, il n’insulte pas. C’est un homme politique dont je respecte les propos. Pour être franc : c’est un bon patriote, je ne partage pas ses idées et convictions politiques, mais les hommes de gauche sont aussi  de bons patriotes. On n’a pas le droit de dire que nous sommes plus patriotes qu’eux ou qu’ils sont plus patriotes que nous. De plus, je vous dis que nous n’avons rien à voir avec les gens d’Ennahdha qui, la preuve, sont contre nous, puisqu’ils sont tout le temps en train de nous insulter. Allons-nous faire comme les gens du CPR qui veulent ouvrir les dossiers de la police politique ? Or, je pense qu’ils devraient laisser tomber car ils pourraient connaître de dramatiques surprises et trouver dans ces dossiers beaucoup parmi les leurs. 

Mais vous n’êtes pas un parti révolutionnaire du temps de la révolution ?

La révolution a été l’œuvre des jeunes et quelque peu de l’Ugtt régionale qui leur a donné les locaux et les a aidés, même si maintenant l’Ugtt affirme qu’elle a fait la révolution. Moi, je dis que ce n’est pas le cas, car aucun parti n’a participé à la révolution avec les jeunes.

Vous avez appelé la Troïka à gouverner selon un consensus, mais elle ne semble pas vous avoir écouté, ni vous, ni d’ailleurs l’initiative de l’Ugtt, ni encore moins l’invitation du Parti Eljoumhouri à former un gouvernement d’union, voire de salut national. Comment expliquez-vous ce refus ?

 La Troïka a eu tort ! Moi je ne l’oblige pas à prendre en considération ce que je dis, puisqu’il semble qu’apparemment, il y a un phénomène de rejet psychologique de tout ce qui émane de moi. Mais la proposition de l’Ugtt me semble acceptable et la refuser, c’est faire preuve de légèreté coupable. Si jamais le gouvernement la refuse. 

D’aucuns avancent que c’est le chef du parti Ennahdha, Rached Ghannouchi, qui est le président effectif du pays et qui tire donc toutes les ficelles. Qu’en pensez-vous ?


 Si c’est Ghannouchi qui dirige, moi je dis que c’est tant mieux ! Au moins lui est un homme politique qui tient compte des contingences. Vous savez, la politique, c’est comme une voiture et dans une voiture, il y a cinq vitesses et une marche arrière. Mais les gens ne veulent pas admettre que la marche arrière est aussi une vitesse. Et celui qui ne sait pas manier cette vitesse ne peut pas faire de la politique.

Mais il y a trop de marches arrière au parti Ennahdha...

C’est parce qu’il y a eu beaucoup de marches en avant qui n’étaient pas nécessaires.

Si  c’est Ghannouchi qui tire les ficelles et que la situation est ce qu’elle est aujourd’hui, on ne peut pas dire: c’est tant mieux !

Oui, mais lui n’est pas dans l’exercice effectif et quotidien du pouvoir, il est dans le patronage. La décision de tous les jours revient aux opérateurs et ces opérateurs ne sont probablement pas à la hauteur. Chaque fois qu’on est revenu à Ghannouchi, il a débloqué la situation. 

Au fil de vos déclarations, vous semblez très positif et conciliant à l’égard de Ghannouchi...


Plutôt,  je ne suis pas négatif. Certes, il y a des gens qui usent du double langage, mais lui, dans le langage qu’il me tient, je le trouve cohérent et il va dans le sens qu’il faut. Reste que lui aussi a son appareil et moi je dis que je ne réponds plus aux insultes de ceux qui sont dans l’appareil parce que je sais que le véritable «power» (Ndlr: pouvoir) est ailleurs. Voilà pourquoi je ne réponds ni à Lotfi Zitoun ni aux autres.

Vous ne répondez donc jamais à ceux qui ne gouvernent pas... et n’ont pas le pouvoir.


...Et deuxièmement, je n’insulte jamais l’avenir !

C’est-à-dire qu’Ennahdha va jouer un rôle important...

Elle joue un rôle important.

Et la question des salafistes, d’après vous, c’est le «power» ou hors du «power» ?

Ecoutez, en politique, ce n’est pas la réalité des choses qui est importante. Le plus important, c’est comment ces choses sont perçues. Le problème des salafistes, l’opinion publique le perçoit comme étant au débit d’Ennahdha. C’est-à-dire que lorsque le gouvernement semble ne pas agir, le phénomène se développe et le jour où il a décidé d’intervenir, les choses se sont arrêtées. C’est ça la perception des choses.  L’opinion publique pense qu’ils ne sont pas étrangers les uns aux autres. 


La question de l’entrée des Maghrébins en Tunisie sans passeport a été exagérée par les médias, a affirmé M.Rafik Abdessalem, suite au refus de la partie algérienne d’appliquer cette décision aux frontières. Comment vous lisez cela, s’agit-il d’un nouveau cafouillage ?

Incontestablement, c’est un cafouillage. En réalité, nous sommes tous attachés à l’avènement d’un Grand Maghreb. La Tunisie y a toujours œuvré sincèrement. Or, le document instituant l’UMA était dès le départ un malentendu historique. C’était impossible d’entretenir quoi que ce soit en ce sens sans régler le problème du Sahara et plein d’autres problèmes. L’UMA, comme avait dit Hassan II, c’est une voiture sur cales. Et moi de surenchérir à l’époque, « peut-être qu’elle n’a jamais eu de moteur !». Non mais je pense sérieusement que sans réciprocité, on ne peut pas construire un Grand Maghreb et que la Tunisie seule ne peut rien. Si d’aucuns avaient cru qu’on pouvait rapidement le faire, c’est qu’ils manquaient d’expérience.

Des membres du gouvernement répètent à satiété qu’avant de partir, vous avez laissé plusieurs boulets à la Troïka : l’indemnité des 70 dinars pour les fonctionnaires du Premier ministère, la pension Amal pour les chômeurs, l’absence de concrétisation de la Haute instance de l’audiovisuel, la réforme de la justice, les martyrs et les snipers, etc.
 Celui qui est trahi par ses forces dit qu’il a été ensorcelé ! (vieux proverbe tunisien) . Au fond, j’ai dirigé le gouvernement en accordant la grande priorité à l’intérêt général. Eux ils ont en tête un problème de parti ; moi j’ai un souci d’Etat. Moi j’estime que la patrie vient avant le parti. Or, ce n’est pas le cas actuellement. A l’époque où on m’a confié le Premier ministère, tout le gouvernement a pris l’engagement de ne pas se présenter à une quelconque élection pour mieux servir  l’intérêt général. Nous n’avions que quatre mois pour agir et nous avions décidé de ne pas toucher aux dossiers de la justice et de l’information. Parce que ce sont des dossiers qui nécessitent beaucoup plus de temps, beaucoup plus d’études et de réflexion. Aujourd’hui, le nouveau gouvernement a passé pratiquement la même période que nous en exercice et même un peu plus : la justice et l’information sont toujours au point mort. Nous, au moins, dans notre bilan, nous avons rétabli l’ordre public. Ensuite, nous avons géré la guerre en Libye. Nous avons assuré les examens du baccalauréat dans les meilleures conditions et sans fuites. Nous avons assuré une rentrée universitaire sans grabuge. Nous avons préparé et fait en sorte que Ramadan se déroule dans de bonnes conditions. Nous avons ravitaillé la Libye en denrées alimentaires dans des conditions acceptables. Et nous avons organisé des élections qui ont permis à la Troïka de former un gouvernement. 

  Mais vous n’avez rien fait pour les martyrs et les snipers...

Pour les martyrs, nous avons sorti un décret reconnaissant la responsabilité de l’Etat. Et les snipers n’existent pas. En fait de martyrs, nous en avons toujours eu des martyrs. Les «moudjahidin» ont eu à l’époque une petite pension. Si l’actuel gouvernement l’avait voulu, il aurait, en une semaine, réglé le dossier des martyrs et des blessés de la Révolution. Or jusqu’à maintenant, ils n’ont rien fait pour eux.

Et pour la pension Amal ?

 Moi je suis un homme populaire. Quand les protestataires venaient à la Kasbah, je sortais pour les rencontrer. Ils étaient sept cent mille à ne pas avoir d’emploi. Quand ils s’adressaient à moi, leur bouche sentait mauvais parce qu’ils avaient faim.
Je ne voulais pas les laisser crever de faim. Et le fait de leur avoir ôté cette pension est une aberration monumentale, car ils ne leur ont rien donné en remplacement. Ce n’était même pas décent ce qu’on leur a donné. C’était une simple indemnité d’attente. Juste un peu d’argent de poche. 
De quoi ils nous accusent ? D’avoir la sensibilité pour ces gens qu’eux n’ont pas. Ecoutez, pour les 800 000 chômeurs, actuellement, ils n’y a pas de solution. Pourquoi ? Parce que nous avons une croissance zéro, et je sais qu’elle est inférieure à zéro. Dans ces conditions on ne peut pas créer un seul jour de travail. Chaque point de croissance nous permet de créer 16.000 emplois. Nous avons donc donné à ces gens quelque chose en attendant de leur trouver du travail. 
Tous les ans, il y a 80 000 nouveaux chômeurs. Nous étions donc dans l’obligation de lancer un programme sur cinq ans. Il fallait de l’argent pour le financer. J’ai été au G8 pour demander les fonds, après avoir vu les experts et engagé des études. Ils avaient tous crié au scandale. Ils m’ont accusé de vouloir vendre le pays. Voilà où nous en sommes aujourd’hui. Ils devraient être les premiers à le regretter. 
Nous avons également accordé une indemnité spécifique aux agents du Premier ministère, car tous les agents des autres ministères ont une indemnité spécifique.

Que dites-vous des articles 115 et 116 de l’Inric dont le projet était pourtant prêt et que vous n’avez pas activé ?

Nous étions sur le point de partir. Nous n’avion pas le temps d’étudier ce projet.

On dit que le lobby des chaînes de télé privées a fait pression sur vous pour que le projet ne passe pas et que les articles 115 et 116 ne soient pas activés ?

 Ce n’est pas vrai. C’est la première fois que j’entends parler de ces pressions. Au contraire, nous avons accordé une quinzaine d’autorisations pour de nouvelles chaînes de télévision.
On dit que malgré sa démission, Abbou est le futur candidat d’Ennahdha  à la présidentielle. Qu’en pensez-vous ?

Ça ne changera rien à la situation et ça ne me dérange pas.

Que pensez-vous de la déclaration de Rached Ghannouchi, qui a affirmé que les tentatives de créer un Ahmed Chafik tunisien sont vouées à l’échec ?

 Si c’est moi qu’il vise, il doit se tromper. S’il vise quelqu’un d’autre, je ne me sens pas concerné. 
En tout état de cause, les conditions en Tunisie sont différentes. Et il ne faut pas croire que Rached Ghannouchi régente tout, ici, en Tunisie. Il peut régenter au sein d’Ennahdha, mais pas au niveau du pays.

Moncef Marzouki a invité des dirigeants de partis à le rencontrer. Vous a-t-il invité ? Sinon, le rencontreriez-vous s’il vous conviait à une entrevue ?


 Non. Il ne m’a pas invité...

Et s’il vous invitait ?

 Je ne peux pas vous répondre, parce que moi je n’agis pas aux «si». Le jour où il m’invitera, je déciderai.

Avez-vous reçu, comme promis par M. Rafik Abdessalem, votre passeport diplomatique ?


Moi j’ai mon passeport diplomatique, vu que dans le passé j’ai été ministre des Affaires étrangères. Mais je crois que Rached Ghanouchi mérite bien un passeport diplomatique. Moi je sais que des gens de moindre importance ont un passeport diplomatique, pourquoi pas lui ?

Ennahdha prône un régime parlementaire. Est-ce le régime qu’il faut pour la Tunisie aujourd’hui ?


Moi, ce n’est pas mon avis. Ce qu’il faut pour la Tunisie, c’est un régime mixte tempéré par des prérogatives d’une Assemblée. La chose qui a fait problème jusqu’à maintenant, c’est que ceux qui gouvernent n’ont rendu de comptes à personne. C’est pour ça qu’il y a des dérapages dans la gestion du pays et une personnalisation du pouvoir. Cela ne peut plus durer, car le régime présidentiel dans son ancienne version a dérapé vers un régime présidentialiste. Voilà pourquoi je défends l’idée de maintenir un président avec des pouvoirs, mais il faut donner un pouvoir de contrôle à une structure législative ou un Conseil constitutionnel. 

On attend toujours le programme politique et économique de l’Appel de la Tunisie. Quand sera-t-il rendu public et  peut-on avoir un avant-goût? Quelle idéologie consacrera-t-il ?

Nos équipes sont en train de préparer ce programme. Dès qu’il sera prêt, il sera communiqué aux Tunisiens. Néanmoins, nous n’avons pas d’idéologie. Nous sommes pratiques, réalistes, mais nous demeurons sensibles aux problèmes sociaux. Nous ne sommes ni la gauche, ni le centre, ni la droite. Nous sommes là où nous nous trouvons. Nous servons les intérêts de la nation. L’important est de sortir le pays de la crise.

Est-ce que vous allez vous présenter à la présidentielle ?


 Ecoutez, celui qui fait ses comptes tout seul en sort toujours excédentaire (vieux proverbe tunisien). Si d’ici là nous sommes tous en vie, on verra !


Certains pensent que les élections n’auront pas lieu au mois de mars comme promis. D’autres, plus pessimistes, sont persuadés qu’il n’y aura pas d’élections du tout...

Ils ont promis des élections pour le 20 mars. Moi je ne pense pas que ces élections auront lieu le 20 mars. Mais de là à dire qu’il n’y aura pas d’élections, ce sera catastrophique pour le pays. Pour commencer, il faut déjà une Instance indépendante pour les élections. Indépendante, sinon, ça ne veut plus rien dire.  Ben Ali est resté 23 ans au pouvoir et il a été destitué. Bourguiba est resté 31 ans au pouvoir, il est décédé maintenant. Rien ne dure pour personne dans la vie.

 Le mot de la fin ?

 Le peuple tunisien est aujourd’hui différent de ce qu’il était au moment de l’indépendance : il est plus instruit, la femme est libérée, les institutions ont été modernisées, le système archaïque a été complètement dépassé, tous ceux qui pensent que c’est un peuple qu’on peut guider en dehors de sa volonté se trompent. 
Le peuple est comme le roseau de l’Oued, il plie mais il ne rompt jamais.
Auteur : Entretien conduit par Samira DAMI et Lotfi BEN SASSI Photo : A. Belaid
Ajouté le : 10-07-2012

3 commentaires:

  1. Excellente entrevue, autant pour les questions bien choisies que pour les réponses bien ficelées ! Merci aux intervieweurs pour le partage et à Si Caïd-Essebsi pour être l'homme qui l'est.
    C'est bien grâce à son tact politique et à son patriotisme équilibré que je sais dés aujourd'hui pour qui mon vote ira lors des prochaines élections. Mieux encore je sais aussi que mon vote se fera cette fois-ci par conviction et non par simple élimination, technique qui s'est avérée très décevante pour votre serviteur lors du dernier scrutin en date !

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  2. Entièrement d'accord avec Los !

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