vendredi 13 avril 2012

2e édition du festival du cinéma russe en Tunisie

Quand passe le cinéma russe

Quand passe le cinéma russe
Le clap final de la 2e édition du festival du cinéma russe en Tunisie, qui s’est déroulée du 31 mars au 7 avril, a été donné samedi dernier, au Théâtre municipal de Tunis, avec la proclamation du palmarès. Organisée par l’Association tunisienne d’échange culturel (Atec) et présidée par le cinéaste tuniso-russe Skander Naâs, cette manifestation a permis au public tunisien de découvrir des films récents et d’autres considérés comme culte, de l’un des plus prestigieux cinémas au monde. Une cinquantaine de films ont composé le menu de ce festival, dont 34 en compétition.
Face à la qualité des films, dans leur grande majorité, le jury de cette édition, composé de Habib Mestiri, Mustapha Taeïb (réalisateurs), Karim Hammouda (chef monteur) et Rabii Zammouri (auteur-compositeur), a avoué avoir eu bien du mal à départager les 12 longs métrages et 12 courts métrages de fiction, ainsi que les 9 films documentaires au menu.


Gromozeka, le Grand prix, ruisselant d’humanité
Comment ne pas être séduit par cette histoire d’amitié, d’amour et de trahison que raconte le long métrage Gromozeka de Vladimir Kott ? Ce long métrage ruisselant d’humanité met en scène trois amis, un policier, Gromov, un chauffeur de taxi, Mozerov, et un chirurgien, Kaminski, qui jouaient dans leur prime jeunesse dans le même ensemble musical. Ils se retrouvent, à l’âge de 40 ans, à l’occasion d’une soirée des anciens de leur école, dans une scène tragi-comique qui ouvre le film, où on les voit prostrés, dans leur cape de bain s’avouant, l’un l’autre, qu’ils vont bien, alors que se tisse, sous nos yeux, dans un montage parallèle alerte, les situations difficiles qu’ils vivent, Gromov souffre de l’infidélité de sa femme qu’il aime, Mozerov est dépité parce que sa fille tourne dans des films pornos et Kaminski n’ose avouer une relation amoureuse avec son assistante à sa femme... Gromozeka, 2e long métrage, outre plusieurs séries de télévision, du réalisateur qui se distingue, justement, par cette capacité à déceler la profondeur des sentiments humains qui culmine dans une scène bouleversante d’émotion quand la femme de Kaminski comprend que son mari l’a trahi en lui étant infidèle et que l’on voit des larmes couler sur ses joues par dessous l’appareil d’auscultation optique qu’elle porte. Bref, tous ces fragments de vie des trois compères se déclinent, tout en nous faisant découvrir la générosité humaine à travers, paradoxalement, le personnage du policier, aimant, dévoué, mais tenace malgré la trahison de sa femme qui le repousse. Nikolaï Dobrynine, Dmitri Gorvoi et Leonid Gromov, les trois acteurs principaux, font montre de toute la mesure de leur talent, les actrices Euguenia Dobrovolskaia et Valeria Guai Guermanika aussi, d’ailleurs. On comprend, donc, que le film se soit imposé par sa qualité dramaturgique et esthétique au jury qui lui a décerné la récompense suprême, autrement dit le Grand prix du festival.

L’absurde, entre drôlerie et tristesse

Autre film d’une grande force, entre tragique et burlesque: Enterrez-moi sous le carrelage de Sergueï Snejkine, une adaptation du roman de Pavel Sanaïev, qui déroule le récit autobiographique de Sacha, un petit garçon fragile, âgé de huit ans, écrasé par l’amour envahissant de sa grand-mère, Nina, qui, entre tendresse et folie, le couve de son amour possessif et tyrannique, le gave de médicaments, mais aussi d’injures et de réprimandes. Sacha croit que sa mère l’a abandonné et rêve de la revoir, à l’occasion de son anniversaire, car elle ne lui rend visite qu’une fois par mois, mais sa grand-mère qui la traite de «traînée» parce qu’elle vit avec un artiste paumé, refuse... D’où des situations (le film est une suite de situations) absurdes et névrotiques, entre drôlerie et tristesse, dans un quasi-huis clos où rôde la mort. Folie, démence, enfermement, désespoir, mais aussi moments de détente, d’éclats de rire et d’espoir reflètent la condition humaine, dans une atmosphère funeste et sordide, mais aussi comique et théâtrale, façon tragi- comique. Parce que actrice de théâtre dans sa jeunesse, Nina, qui a fini par se marier avec un homme ordinaire qu’elle méprise, par moments, continue, en fait, à jouer la comédie comme au théâtre, produisant un kaléidoscope de sentiments allant de la cruauté jusqu’à l’amour sans limite, en passant par la tendresse et la générosité. Tout culmine vers la fin du film quand Nina accepte, enfin, que sa fille visite Sacha, mais la scène qui tourne au drame porte dans son sillage une note d’espoir et la voie de la réconciliation entre la mère et son fils.
Admirablement interprété par des acteurs hors pair, dont notamment Aleksander Drobitko, dans le rôle de l’enfant, Sacha, et Maria Choukchina dans celui de la grand-mère. Quoi de plus normal, donc, que le prix du jury lui soit consacré.
De leur côté, les jeunes cinéastes, fraîchement sortis des écoles de cinéma russe, et dont les films étaient en lice, ont, pour plusieurs d’entre eux, montré, tels Ainur Askarov, réalisateur de Enmesh, Svetozar Golovliov qui a signé 1937 et Vladimir Kopuch auteur de La roue qu’ils sont sur la voie de leurs aînés puisque le prix du meilleur court métrage a échu à Sans paroles d’Ivan Chakhnazarov qui n’est autre que le fils de Karen Chakhnazarov. Voilà qui promet surtout que c’est là son premier film mettant en scène un face-à-face tout en suspense entre un soldat soviétique et un soldat allemand qui se rencontrent dans une forêt pendant la Seconde Guerre mondiale et se parlent, en usant plutôt du geste que de la parole. D’où l’absence de dialogue qui caractérise le film et l’utilisation de l’image comme moteur de narration.

Anastasia, la mémoire des Russes en Tunisie

Le prix du meilleur film documentaire a échu à Anastasia, exil à Bizerte de Victor Lissakovitch, l’on sait que cette exilée russe Anastasia Chirinsky a fait l’objet de plus d’une dizaine de films, en tant que témoin de l’évacuation de la Crimée et fille de l’officier Alexandre Manstein, commandant du torpilleur «Jarky», qui a fait partie de l’escadre russe qui a débarqué à Bizerte en 1920 avec à son bord 6.000 Russes blancs qui fuyaient le Bolchevisme et l’armée Rouge. Arrachée à sa terre natale quand elle avait 8 ans, Anastasia débarque avec sa famille en Tunisie y restant, depuis, jusqu’à sa mort, il y a trois ans, à l’âge de 95 ans. Elle est filmée, en tant que dernière survivante de sa communauté, comme un personnage emblématique de l’émigration russe. La caméra se focalise, en plan serré, sur celle qui raconte sa vie, l’exil, la souffrance, l’espoir et son action à Bizerte, ville portuaire, qui l’a adoptée, ainsi que toute une génération d’émigrés russes qui croyaient quitter leur pays pour quelque temps, seulement, mais qui n’y sont jamais retournés. Le documentaire alternant témoignage et documents d’époque la capte comme une gardienne de la mémoire des exilés russes en Tunisie, mais aussi une figure de l’amitié et de la fraternité tuniso-russe. Le parcours, de celle qui est devenue prof de math à Bizerte, ressemble à un conte de fées qui commence mal, mais qui finit bien façon happy-end.
Le cinéma russe s’est imposé grâce à la force de ses scénarios, élément important dans la réussite d’une fiction, normal donc que ce festival consacre un prix au scénario, qui, sous nos cieux, constitue le talon d’Achille du cinéma national. Et c’est l’Empire disparu réalisé par l’une des grosses pointures du cinéma russe, Karen Chakhnazarov, qui a remporté le prix du meilleur scénario. Rien de surprenant si l’on sait que le lauréat n’est autre que l’auteur-réalisateur de l’Assassin du Tsar, ayant assuré l’ouverture du festival, et l’un des films les plus importants du cinéma russe, magnifiquement interprété par des acteurs de valeur sûre dont le britannique Malcom McDowell, qui propose une réflexion sur le pouvoir, la folie et leur interaction. Ce réalisateur a, également, adapté au cinéma la pièce de Tchékhov, La salle numéro 6, une réflexion sur la frontière entre la folie et la raison dans une sorte de parabole de la société russe.
On ne peut fermer les yeux sur l’importance de l’image qui constitue le langage fondamental du cinéma. Or, les films de la compétition et des autres sections se sont distingués par la qualité de l’image, fonctionnelle à souhait et avec un sens inouï du cadre, le jury, lui, a octroyé le prix de la meilleure image à Basse Calédonie de Yulia Kolesnik qui a offert au public une merveilleuse symphonie visuelle et un jeu harmonieux entre forme et couleur des images reflétant la beauté d’un monde étrange de la Basse Volga où vit une sorcière et où les orages éclatent sans arrêt, sans que les scientifiques ne puissent les expliquer.

Echanges et rapprochement culturel grâce au cinéma

Enfin, le public, qui n’est, certes, pas toujours venu en grand nombre, a décerné son prix à La maison du vent de Viatcheslav Zlatopolski, une histoire de désir d’enfant qui génère une rencontre salvatrice entre un enfant quasi abandonné et une mère qui vient de perdre le sien. Il est vrai que la fable a de quoi séduire le grand public qui ne s’y est pas trompé.
Cette deuxième édition du festival du cinéma russe a vécu, non sans avoir «contribué, durant une semaine, à rapprocher les peuples grâce au cinéma, donc à l’art et la culture, de manière intelligente et créative», comme l’a affirmé le comédien Raouf Ben Yaghlane, président d’honneur du festival et vice-président de l’Atec . L’acteur et homme de théâtre a, d’ailleurs, présenté l’ouverture et la clôture de cette 2e édition du printemps du cinéma russe en Tunisie.
Skander Naâs, président du festival et de l’Atec, n’en pense pas moins et croit dur comme fer que «le cinéma constitue le levain de l’amitié, la fraternité et la compréhension entre les peuples, tant il révèle l’humain dans toute son universalité». Les invités russes, entre acteur, Alexandre Lapine, producteur, Yuri Obukhov, réalisateur, Karen Chakhnazarov, et critique Vladimir Gabitchev ont, malgré l’obstacle de la langue apprécié le contact avec les professionnels pour d’éventuels échanges et coproductions. Ce qui a été, bien sûr, encouragé par l’ambassadeur de la Fédération de Russie, Alexandre Cheïne en Tunisie, qui a tenu à préciser, au cours de la séance d’ouverture du festival, que : «La Russie n’a jamais été contre le printemps arabe, contrairement à ce qu’a affirmé Mme Hillary Clinton, qui ment», a-t-il martelé. Et d’ajouter : «A preuve, l’existence de ce festival en Tunisie, où s’est déclenchée la première étincelle des révolutions arabes». Mieux, en vue de consolider l’échange entre les professionnels russes et tunisiens du cinéma, un festival du cinéma tunisien en Russie sera organisé, au mois de novembre prochain. Voilà qui promet.
Samira DAMI
Le palmarès
Grand prix
Gromozeka de Vladimir Kott, prix spécial du jury
Enterrez-moi sous le carrelage de Sergueï Snejkine
Prix du meilleur court-métrage
Sans paroles d’Ivan Chakhnazaroc
Prix du meilleur film documentaire
Anastasia, exil à Bizerte de Victor Lissakovitch
Prix du meilleur scénario
L’empire disparu de Karen Chakhnazarov
Prix de la meilleure image
Basse Calédonie de Youhia Kolesnik
Prix du public
La maison du vent de Vatcheslar Zlatopolski

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