samedi 24 décembre 2011

Interview

Ikbal Gharbi : « Mon tort, c'est ma vision d'un Islam progressiste et égalitaire

Ikbal Gharbi : « Mon tort, c'est ma vision d'un Islam progressiste et égalitaire
Suite à la nationalisation de Radio Zitouna du Saint Coran, l’universitaire Ikbal Gharbi, docteur en psychologie, professeur à l’université «Ezzitouna» de théologie islamique, directrice de la chaire d’anthropologie religieuse et chef du département civilisation islamique à l’Institut supérieur de théologie, a été nommée à la tête de cette radio en qualité d’administrateur judiciaire.
Contestée par l’ancien directeur général, Mohamed Machfer, et par une bonne partie des employés de cette station, elle invoque deux types de résistance à son égard et oppose deux visions islamiques du monde. Interview.


Votre nomination à la tête de la Radio Zitouna en tant qu’administrateur judiciaire a été contestée par l’ancien directeur général, Mohamed Machfer, ainsi qu’une bonne partie des employés de la radio, quels sont les principaux griefs qu’on vous a reprochés ? Ma nomination en tant qu’administrateur de l’Etat a soulevé deux formes de contestation :
Une résistance de la part de l’ancienne équipe dirigeante de la radio qui protestait contre la nationalisation de la radio et qui voulait préserver des avantages matériels et des privilèges symboliques acquis sous l’ancien régime.
Une résistance des milieux salafistes, dévoilés par la proclamation du Comité tunisien de la promotion du bien et de la lutte contre le vice, qui m’ont attaquée à cause de ma vision d’un islam humaniste progressiste et égalitaire. Ma lecture de l’islam s’oppose à leur vision d’un monde d’injustices et de domination : celle des hommes sur les femmes, celle des intégristes sur les modérés, celle des morts sur les vivants. En réalité, cette opposition à ma nomination reflète le refus de la liberté de penser et de réfléchir car la réflexion est par essence subversive .Pourtant, le Coran nous incite à la quête du savoir et de la sagesse : «Ainsi, Nous avons envoyé parmi vous un messager de chez vous qui vous récite nos versets, vous purifie, vous enseigne le Livre et la sagesse et vous enseigne ce que vous ne saviez pas,». (Sourate El Baqarah, verset 151).
Ceux qui ont contesté et refusé votre nomination à la tête de la chaîne ont prétendu que vous êtes plutôt psychologue et que vous n’avez pas les connaissances requises dans le domaine des sciences religieuses, qu’en dites-vous ?Cet argument n’est pas valide car à l’heure des méthodes modernes de management, le rôle d’un administrateur est de coordonner et d’organiser une équipe. Il doit démontrer sa capacité à être partie intégrante du groupe multidisciplinaire.
En outre, il existe au sein de Radio Zitouna un département spécialisé du Saint Coran dirigé par une autorité religieuse et scientifique, le cheikh El Andari.
Un comité de journalistes élus démocratiquement s’occupe de la programmation et de la ligne éditoriale de la station.
Un comité d’honneur scientifique et académique pourrait superviser le contenu de la radio qui reflétera le discours religieux de la nouvelle Tunisie libre et démocratique.
Concernant ma formation académique, je suis titulaire d’un doctorat nouveau régime en anthropologie de l’université René Descartes la Sorbonne, maître de conférences et directrice de la chaire d’anthropologie religieuse à l’université Zeituna, chef du département civilisation islamique à l’Institut supérieur de théologie, rédactrice en chef de la revue scientifique Ettanwir, membre de Muslim Women Lawyers for Human Rights.
Des personnes étrangères à l’institution et appartenant audit comité «d’incitation à la vertu et de dissuasion du répréhensible» présidé par Adel Almi vous ont empêchée de regagner votre bureau à la Radio Zitouna, quel est votre avis sur cette association qui sera peut-être légalisée ?
Ce comité s’est introduit dans les locaux de la radio, m’a agressée dans mon bureau et, tel un tribunal de l’inquisition, s’est octroyé le droit de juger ma conscience, mes opinions, mes écrits !
Le chef de cette milice, en parfait inquisiteur, c’est-à-dire à la fois accusateur et juge, me reprochait, à la fois, ma formation universitaire en Occident, ma participation à des colloques internationaux sur le dialogue des religions, mes articles sur l’égalité entre hommes et femmes en islam. C’était une scène surréaliste dans la Tunisie de 2011 !
De tels actes démontrent que cette police de la pensée tente d’allumer en Tunisie, après la révolution de la liberté et de la dignité, les bûchers d’une nouvelle Inquisition pour épurer les pensées non conformes à son idéologie.
Il faut signaler que la Tunisie n’a jamais connu ce phénomène de la police religieuse. Historiquement, c’est l’Inquisition qui faisait office de répression du vice dans les pays catholiques en Europe au moyen âge. De nos jours, seule l’Arabie Saoudite dispose d’une force spéciale de police dans le royaume, chargée de la répression du vice. Ce sont les Muttawa. Il y a encore quelques années, des talibans ont instauré lors de leur arrivée au pouvoir un Département de la promotion de la vertu et de la prévention du vice.
Cette police religieuse est dangereuse. Mise à l’indexe par les associations des droits de l’Homme, elle est guidée par les principes d’une morale militariste et belliqueuse manifeste, un idéal communautaire qui méprise toute sphère privée propre à l’existence familiale et sociale, et n’accepte aucune autonomie vis-à-vis de la politique. Ce comité tunisien veut inculquer à nos enfants une culture «porteuse de mort», sadique et brutale, une culture de la cruauté méthodique, qu’ont connue tous les totalitarismes.
Que pensez-vous maintenant de la situation politique et de la montée fulgurante d’Ennahdha. Avez-vous des craintes sur la question des libertés, notamment la liberté de la femme, d’autant que des partis plus à droite d’Ennahdha, tels que «Hezb Ettahrir», vont être probablement légalisés ? Déjà, avant la révolution, Ennahdha était intégrée au jeu politique tunisien. Au cours de sa campagne électorale, elle a défendu un modèle de société régi par le pluralisme et l’alternance. Par conséquent, je ne lui fais pas un procès d’intention, je considère que lorsque le débat politique reste ouvert, de multiples représentations du monde coexistent — parfois dans débat serein, plus souvent dans la polémique — mais la diversité est sauve. Toutefois, Ennahdha devrait comprendre qu’il est impossible de prendre en main le destin et l’histoire d’un peuple sans qu’il en soit un acteur de premier plan.
Justement, quelle est votre position à l’égard des salafistes ?Tout projet politique vulgarise une certaine représentation du monde et du sens de l’existence. Cette représentation n’est pas gratuite, elle est l’émanation de certains intérêts (de classe ou de personne) qui s’expriment sous forme de «convictions pour se donner des apparences plus honorables et gagner en pouvoir de séduction. Les salafistes sont nos compatriotes. Ce sont des Tunisiens exclus de la croissance, de la culture, du savoir. Ils se sentent écartés de notre société moderne régie par la rationalité et la technique, ils aspirent donc à une nouvelle division du travail, à une restructuration religieuse de la société qui leur assure un statut, une position matérielle ou symbolique. Toutefois, rien, pas même le désespoir, ne justifie de choisir l’obscurantisme, le totalitarisme et la violence. Car souvent ces catégories frustrées, revanchardes et parfois haineuses constituent, comme le signale Erich Fromm, philosophe de l’école de Francfort, le «terreau humain» de la barbarie.
Pensez-vous que le Code du statut personnel résistera aux appels à la révision par certains partis ou personnalités politiques ?Je ne crois pas qu’il y aura une révision du CSP car cela compliquerait grandement l’élaboration de coalitions et provoquerait de vives réactions de la communauté internationale.
Que pensez-vous du sit-in des salafistes à La Manouba et de leurs demandes consistant à permettre aux étudiantes de suivre les cours et de passer les examens en niqab?
Ce n’est pas par l’action violente que les Tunisiens trouveront un terrain d’entente mais par la médiation et le dialogue. Or dans l’affaire de la faculté de Manouba, c’est surtout le gangstérisme de masse salafiste, en tant que dissolution de l’éthique musulmane et des règles du vivre ensemble qui m’interpelle et qui mériterait d’être soumis à l’analyse critique. Dans leur logique interne, ces groupuscules pensent que le sacrifice de soi coïncide avec le droit de faire souffrir et de violenter autrui.
Les événements de la Manouba ont démontré que ces groupes qui se revendiquent pieux et défenseurs des valeurs de l’islam ont agressé le doyen de la faculté, ont causé l’hospitalisation du professeur Habib Malakh et ont menacé le professeur Amel Grami de viol. Il faut démystifier ces actions et en restituer la criminalité absolue.
Sur le plan sécuritaire, ces groupuscules salafistes nécessitent une véritable investigation sur leur identité, leurs mobiles, leur fonctionnement, leurs microfinances. Dans tous les cas, leur action violente entretient un climat d’insécurité et risque de faire avorter la transition démocratique.
Vous avez évoqué, il y a trois ans au cours d’un séminaire, la naissance d’un nouveau courant : l’Islam au féminin, pouvez-vous nous en parler ?Selon Margot Badran, Egypto-Américaine diplômée d’Al Azhar, le féminisme islamique «transcende et détruit d’anciens binômes qui ont été construit. Parmi ceux-ci, la polarité entre religieux et laïques et entre Orient et Occident».
L’argument fondamental du féminisme islamique est le suivant: alors que le Coran affirme le principe d’égalité de tous les êtres humains, les idéologies et les pratiques patriarcales ont entravé la mise en pratique de l’égalité homme-femme (ainsi que celle d’autres catégories de personnes). La jurisprudence islamique elle-même, ou fiqh, qui s’est consolidée dans sa forme classique au cours du IXe siècle, était envahie par les conceptions et les comportements patriarcaux de l’époque. C’est donc une priorité du féminisme islamique d’aller directement au Coran et à la Sunna, cœur et fondement de la religion musulmane, afin de récupérer son message égalitaire. En approchant ainsi le Coran, les femmes apportent à leur lecture leurs propres expériences et questionnements de femmes. Elles montrent que les interprétations classiques, et bien des approches ultérieures, sont fondées sur des expériences et des interrogations masculines, et reflètent l’atmosphère patriarcale des sociétés dans lesquelles elles ont été élaborées.
L’approche féminine de l’islam explore aussi les mythes, décode les rites, les symboles et des tabous qui mettent en scène les femme et qui participent au système de reproduction des cultures de type patriarcal. Elle introduit et applique des épistémologies féministes pour l’études des représentations et des rapports sociaux de sexe dans les grandes traditions religieuses en examinant attentivement les figures féminines mythiques et/ou historiques qui ont marqué ces traditions, les statut et les rôles des femmes et les mode de leur inclusion et exclusion du sacré.
De plus, ce champ étudie les rapports sociaux de genre qui prennent forme dans les religions, les arguments théologiques qui les légitiment, ainsi que les alternatives mises en place par des femmes qui émergent au sein de ces religions. Les chercheurs s’interrogent si les religions sont des lieux de reproduction ou de transgression d’un ordre sexiste du monde, si elles peuvent devenir une source d’inspiration pour l’affirmation d’une nouvelle culture égalitaire qui fait place tant au féminin qu’au masculin.
Enfin, que vous a apporté votre formation dans le domaine de la psychologie par rapport à vos connaissances dans le domaine de l’anthropologie religieuse ?La vocation contemporaine des sciences humaines et sociales est de mettre leurs capacités d’interrogation et d’analyse au service de la compréhension de nos sociétés. Dans ce sens, la psychologie dévoile les passions fanatiques qui résultent des conditions sociopolitiques mais qui s’enracinent aussi dans la structure psychique de l’homme
De vastes champs d’investigation des phénomènes sociaux de masse: les rapports entre la sexualité (fantasmes) et la politique (la domination), les diverses techniques de manipulation des émotions de masse, l’identification au leader comme père social, nous aident à comprendre l’inconscient, l’irrationnel dans le discours fanatique.
Le fanatique dans sa quête de la pureté et de l’absolu se donne le sentiment d’être supérieur au reste de la population, le droit de la préserver du vice et de la guider vers le droit chemin. Ce délire lui procure assez de satisfactions pour compenser, du moins momentanément, le fait que sa vie soit appauvrie matériellement, autant qu’intellectuellement.
Dans son analyse de ce phénomène psychologique, Wilhelm Reich a élaboré le concept de «peste émotionnelle».
Pour cet auteur, tandis que chez le névrosé la pulsion vitale inhibée se traduit en une aspiration nostalgique vers la liberté, chez le pestiféré elle déclenche une intolérance pour toute manifestation réelle de liberté et d’autonomie chez les autres.
En effet, le sujet atteint de peste émotionnelle se distingue du bien portant par le fait que ses maximes ne s’adressent pas à lui-même mais, en premier lieu et surtout, à son environnement.
Cela se traduit par une haine féroce pour tous ceux qui ne partagent pas ses convictions, ses choix, son mode d’existence. Pour éradiquer cet autre, ce différent qui ébranle ses certitudes, le fanatique projette sur lui ses propres perversions sexuelles (la calomnie sexuelle est l’une de ses formes d’agression favorite) et sa propre agressivité. Cela ne le rend guère heureux, car la psychologie nous apprend que le bonheur ne réside pas dans la domination de l’autre, mais plutôt dans le respect de la personne, de sa liberté et dans l’authenticité des expériences et des rencontres.
Auteur : Propos recueillis par Samira DAMI

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