dimanche 24 février 2013

Sadok Belaid, professeur de Droit constitutionnel à La Presse


"En cas de démission de Jebali, son remplaçant pourrait être issu d'un autre parti" 

Demain, samedi, Hamadi Jebali, chef du gouvernement, annoncera la composition du nouveau gouvernement et, dans l’hypothèse où elle serait rejetée, il présentera sa démission au président de la République.
La Presse a approché le constitutionnaliste Sadok Belaïd, professeur de droit constitutionnel et ancien doyen de la faculté de Droit de Tunis, pour envisager avec lui les conséquences d’une telle éventualité. Entretien.


Si l’initiative et l’annonce de la composition du gouvernement par Hamadi Jebali sont rejetées et qu’il en vient à présenter sa démission au président de la République, comme il l’a annoncé, qu’adviendra-t-il au plan constitutionnel ?
C’est un gouvernement qui se démet de ses fonctions. Or la petite Constitution, comme on l’appelle, n’évoque pas le cas précis de démission du gouvernement. Elle n’évoque que la motion de censure, le renvoi du gouvernement par l’Assemblée nationale constituante (ANC). La petite Constitution est un texte juridique imparfait qui présente beaucoup de lacunes. Lacunes qui n’empêchent pas le chef du gouvernement d’exercer le droit de démissionner, un choix ouvert à tous les dirigeants politiques par les Constitutions démocratiques.
Personne ne peut obliger le Premier ministre et les ministres de demeurer dans leurs fonctions s’ils désirent démissionner. Le chef du gouvernement n’est pas un esclave, il occupe son poste par sa volonté et par la confiance accordée par l’ANC, c’est son droit naturel donc de présenter sa démission au président de la République, autorité suprême dans le pays, qui a le pouvoir de désigner le chef de gouvernement.
Maintenant, une fois saisi de la démission du chef du gouvernement, le président de la République a le droit et le pouvoir de le remplacer et de désigner un futur chef de gouvernement.
Le texte de la petite Constitution énonce que dans ce cas, le président de la République n’est pas obligé de désigner un chef de gouvernement issu du parti dominant. Il a le droit de désigner la personne qu’il juge la plus indiquée.
Mon interprétation de ce texte est que le président de la République a la possibilité de nommer soit une personnalité de l’intérieur ou de l’extérieur de la Constituante.
Dans ce contexte et devant une nouvelle perspective qu’on n’envisageait pas, car on envisageait que le gouvernement de la Troïka une fois installée allait exercer le pouvoir jusqu’aux prochaines élections. Dans leur esprit, les nahdhaouis jouissent d’une majorité très solide, très cohérente, ils ne prévoyaient, donc, ni changement, ni bouleversement et pensaient continuer à exercer le pouvoir jusqu’à la fin de leur mission.

Et si Moncef Marzouki désignait de nouveau Hamadi Jebali comme futur chef de gouvernement, qu’en adviendra-t-il constitutionnellement ?
Rien n’empêche le président de la République de désigner à nouveau Hamadi Jebali. Moncef Marzouki procédera à des consultations avec les différents partis et groupes parlementaires en vue de nommer la personnalité la plus apte à former le nouveau gouvernement, selon les procédures et délais stipulés dans l’article 15. Le chef du gouvernement pressenti sera chargé, ainsi, de constituer un nouveau gouvernement et de présenter le résultat de ses consultations dans un délai de 15 jours au président de la République qui en informera le président de l’ANC. Laquelle se réunira en plénière dans les trois jours qui suivent pour voter la confiance ou le rejet du nouveau gouvernement, et ce, à la majorité absolue.
Si l’ANC rejette le gouvernement on se retrouvera dans une situation de blocage car la petite Constitution n’a pas prévu ce cas précis.

Comment voyez-vous et jugez-vous la situation au vu des consultations et réactions actuelles des différents partis ? 
A mon avis il y a beaucoup d’incertitudes, beaucoup d’ambiguïtés. Les tractations se font généralement entre les partis politiques connus. Or j’ai remarqué que les consultations englobent des diplomates étrangers européens et arabes, ce qui est tout à fait étrange. Je n’ai jamais vu un chef de gouvernement procéder de cette manière avec toute cette dimension et cette publicité.
L’autre élément frappant, c’est l’incertitude de ce bras de fer entre Rached Ghannouchi, le président d’Ennahdha, qui propose un gouvernement panaché entre des compétences nationales et des politiques, et Hamadi Jebali qui s’en tient à un gouvernement de compétences indépendantes.
Si Ghannouchi n’en démord pas, le parti d’Ennahdha n’avance pas, lui, en rangs serrés. Il est divisé entre ceux qui approuvent la décision de Jebali, ceux qui la refusent complètement et ceux qui sont pour un gouvernement mixte.
Bref, le bras de fer entre Ghannouchi, qui n’accepte pas la contestation, et Jebali qui joue sa carrière politique et son appartenance à Ennahdha, n’est pas rassurant et plonge le pays dans l’incertitude.  

Comment sortir de cette crise s’il y a blocage total? 
Cela fait plusieurs mois que j’ai dit que la monopolisation du pouvoir par un parti ou un groupe de partis nous dirige tout droit vers l’impasse. Car il est inacceptable que l’avenir du pays soit décidé par une seule tendance ou mouvance politique, qu’elle soit de gauche ou de droite. J’ai alors prôné, pour éviter cette impasse prévisible qu’il ne faudrait pas limiter le débat aux partis mais de l’ouvrir sur la société civile qui est plus large que la société politique.
Il est donc impératif d’associer aux partis politiques toutes les organisations syndicales, ouvrières et patronales, ainsi que toutes les composantes de la société civile et l’élite du pays, entre intellectuels, universitaires, artistes, avocats, médecins, architectes et autres qui sont jusqu’ici évincés du débat.
Sachez que sans consensus on n’arrivera pas à une solution. Au contraire, on ne fera que s’enfoncer davantage dans la crise et dans sa manifestation la plus violente : l’assassinat politique. Or, quand ce processus s’enclenche, on ne sait plus quand il s’arrêtera. Car la violence politique implique des actions d’autodéfense et d’agression où se mêlent plusieurs parties: lesdites ligues de protection de la révolution, les interventions étrangères, El Qaïda, etc., sans compter l’envoi de prédicateurs par certains pays arabes dans une volonté manifeste de changer le modèle social et culturel du pays.
Partant, que Jebali réussisse ou non, il est temps d’ouvrir un dialogue national sur la base de l’initiative de l’Ugtt qui a été approuvée et acceptée par tous les partis, à l’exception d’Ennahdha et du CPR, et ce, bien avant qu’on en arrive à l’assassinat politique.
Je ne pense pas qu’il y ait actuellement sur la table une autre initiative que celle de l’Ugtt, dont le texte très clair et très simple dit: «Réunissons-nous, sans exclusion aucune, pour étudier et nous mettre d’accord sur un certain nombre de questions capitales et déterminantes pour le pays».
Car, je le répète, il est anormal qu’un seul parti impose ses vues à tout le monde.
Certains diront c’est long et ça va prendre beaucoup de temps. Or, c’est l’absence de dialogue qui a été à l’origine de la crise actuelle. Si on ne dialogue pas, on va perpétuer le désaccord, la mésentente ainsi que la chaîne d’actions et de réactions à la violence politique.

Que pensez-vous, enfin, du Conseil des sages constitué par le chef du gouvernement ?
C’est la première décision qu’il a prise depuis son initiative. Mais je ne salue ni le courage ni l’originalité de la constitution d’un Conseil des sages, vu sa composition très peu conforme à la décision de Jebali de former un gouvernement de compétences nationales indépendantes. Or on remarque que sur les quinze membres de ce Conseil, au moins neuf, soit les deux tiers, sont connus pour leur appartenance ou leur sympathie accentuée pour Ennahdha.
Je ne vois pas dans la composition de ce Conseil des sages un bon présage pour la formation du nouveau gouvernement car j’imagine difficilement que les sages dans ce pays soient pour la plupart des nahdhaouis ou des sympathisants.
Après avoir parlé d’indépendants, Jebali a désigné un collège proche d’un parti politique. Donc il y a contradiction et si le gouvernement venait à être constitué de la même façon, ce serait regrettable.
Je crains, donc, que l’idée d’un gouvernement soi-disant de compétences et d’indépendants ne s’écroule face aux critiques de l’opposition. Je crains ainsi que Jebali ne confonde indépendance politique et loyauté à sa propre personne.
Alors nous n’aurions rien fait que remplacer une loyauté à Ghannouchi par une autre à Jebali, avec tous les risques que cela comporte.

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