mardi 17 janvier 2012


                                                

ENTRETIEN AVEC LATIFA LAKHDAR

«Le 14 janvier, l’impossible s’est transformé en Possible»

C’est l’une des ténors du parti Ettajdid où elle a commencé à militer à l’âge de 19 ans, quand le parti communiste œuvrait dans la clandestinité durant les années 70. Discrètement elle a quitté l’organisation du parti en 1994 quand elle a compris que «Ben Ali n’était pas un Homme politique, mais un «Mafiosi» et qu’il n’était pas possible de se battre sur la scène politique». Un exil intérieur où elle se donna corps et âme à la recherche et à l’étude des Sciences religieuses pour compléter sa spécialité en Histoire contemporaine, discipline qu’elle enseigne à l’université de théologie de la Zitouna.  Après la Révolution elle a été Vice-présidente de la Haute Instance et a participé concrètement à la phase de transition. Expérience qu’elle juge bénéfique… Son rêve : la liberté pour tous les Tunisiens, l’ancrage de la démocratie et la rupture avec le totalitarisme. Elle a des angoisses et des appréhensions concernant l’avenir du pays et la réalisation des objectifs de la Révolution, mais elle demeure optimiste…Nous lui avons donné, ici, la parole en tant qu’historienne et l’une des actrices durant la phase transitoire postrévolutionnaire.






Question : Qui aurait imaginé quelques mois avant le 14 janvier que Ben Ali, l’un des dictateurs les plus irréductibles allait être chassé par le peuple ? Est ce là selon vous, et pour emprunter votre expression,  la fascination de l’impossible qui a, pour cette fois-ci, opéré ?

Réponse : Bien que je sois de ceux qui, politiquement, ne se pensent qu’en tant que militants en rapport organique avec les catégories sociales à la fois demandeuses et porteuses de justice sociale, politique et culturelle, j’ai commencé, avant les événements du bassin minier en 2008, à me sentir atteinte d’un certain doute quant à l’aptitude de ces masses à agir dans le sens de leur dignité et de leur liberté. La théorie, par ailleurs juste, qui dit que tout système totalitaire, celui de Ben Ali en l’occurrence, fonctionne avec la répression certes, mais aussi avec un substrat de masses, n’a pas été démentie jusqu’aux  événements du bassin minier et  ceux de Sidi Bouzid, d’où le fait que, jusque là,  tout nous disait que nous étions dans la sphère de l’impossible. Mais paradoxalement, cet impossible, avait un effet de fascination traduite par une obstination à vouloir relever le défi, et le 14 janvier l’impossible s’est transformé en son contraire, le possible.

Question : Comment expliquez-vous historiquement la chute de cette dictature ?

Réponse : La révolution n’a pas été rationnelle, il n’y a pas eu de logique continue et claire, quand on pense que c’est arrivé dans tous les pays arabes, on se dit qu’il y a une logique du rapport entre Etat et société. Dans la première phase postcoloniale nationaliste, menée par des personnalités charismatiques animées par beaucoup de sincérité et porteurs de projets pour leur pays, il y a eu une adhésion des peuples arabes. Mais, par la suite la défaillance démocratique a été considérable touchant les citoyens arabes de plein fouet dans leur vie politique, économique et sociale puisqu’ils n’avaient pratiquement plus aucun droit. Il ya donc eu saturation d’où ces révolutions arabes. Certes en Tunisie nous avions une société civile résistante, mais elle a été empêchée d’encadrer de manière directe tout mouvement citoyen.

Question : Quels sont les moments forts qui ont émaillé le processus révolutionnaire du 14 janvier 2011 au 14 janvier 2012 ?

Réponse : Les moments forts sont sans conteste : la journée du 14 janvier, à mes yeux le moment le plus intense qui nous a procuré le plus de joie et de bonheur, puis Kasbah II, je ne sais pas si tous ces gens sont venus par conviction et qu’ils assument le refus du gouvernement Mohamed Ghannouchi ou s’ils ont été entraînés, mais toute cette foule à la Kasbah était vraiment impressionnante, un vrai moment dans le processus révolutionnaire, ensuite l’arrivée de Si Béji Caïd Essebsi, réapparu sur la scène politique avec tout l’héritage Bourguibien est également un moment fort pour la conscience moderne des Tunisiens. Si on parle d’un processus révolutionnaire, je pense que la mise en place de plusieurs instances, tels la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, l’Isie(Instance supérieure indépendante pour les élections)et autres constitue des moments assez importants et intéressants, enfin les élections de la Constituante le 23 octobre.

Question : A la clôture des travaux de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, vous avez déclaré : «Ce que nous voulons c’est que la liberté devienne un droit sacré généralisé pour toute les Tunisiennes et les Tunisiens, notre révolution nous la voulons une rupture totale avec le totalitarisme quelques soient ses références et sa nature, nous la voulons justice rendue à tous ceux qui ont été exclus des richesses nationales individus, groupes et régions », mais après les élections de la Constituante et la victoire d’Ennahdha, et vu l’évolution du processus politique et de la situation économique qui prévaut, êtes vous optimiste quant à la réalisation de vos vœux ?

Réponse : Pour l’immédiat, et sans haine pour quiconque, je peux dire que «les cœurs sont pleins de peine » parce que le pays va très mal, d’ailleurs quand je vois certains parmi les nouveaux gouvernants excités et emportés par une certaine euphorie, je ne comprends rien à  leur  état, à moins que tout ne se réduise  pour eux à ce qui s’appelle la volupté du pouvoir car, il faudrait quand même concéder que quand, ceux qui ont fait la révolution ne se retrouvent qu’en mineure partie parmi ceux qui ont été portés par les urnes, cela révèle une certaine anomalie et nous met d’emblée dans une  situation qui, quelque part, souffre, inévitablement d’une incohérence et d’une inadéquation ne pouvant pas rassurer sur l’avenir proche de cette révolution. C’est une situation paradoxale, qui ne tiendra pas longtemps ou qui alors ne pourrait se résoudre que dans la mesure où ceux qui sont portés au pouvoir, travaillent sur eux-mêmes pour relativiser leur conviction de vainqueurs et être en mesure non seulement  de répondre mais de correspondre aux revendications de cette révolution qui n’était  en manque ni de religion ni d’identité, mais de liberté,  de travail, de partage juste des richesses nationales et de dignité de citoyen. Même si elle s’était déclarée sans avoir d’origines intellectuelles précises, cette révolution, par son esprit et ses slogans s’inscrit dans la modernité politique la plus claire. Raisonnablement rien ne peut se faire sans composer avec cette vérité.

Question : Que pensez-vous de la Troïka et du partage du pouvoir entre les trois partis, Ennahdha, le CPR et Ettakatol ?

Réponse : Pour ce qui est de la relation entre Ennahdha et le CPR et si je peux en juger de par mon expérience dans la Haute Instance, celle-ci était déjà bien fusionnelle, chacun des deux se faisait l’écho de l’autre et sans faute, par conséquent, la suite, à mon avis était pour eux bien dans l’ordre des choses. Ce que je trouve contre nature par contre c’est ce rapprochement  «serré» entre Ettakatol et Ennahdha. J’aurais compris que la préoccupation majeure qui se tient derrière cette attitude est celle de «l’intérêt national», comme le prônent les dirigeants de ce parti, si ces derniers avaient  réussi à convaincre et à entraîner tous les autres pour créer un rapport de forces garantissant cet «autre équilibre». Mais raisonnablement, quand un tel scénario n’a pas marché, le sens des choses devait lui aussi changer et faire changer l’attitude politique d’Ettakatol. Or, rien ne s’étant passé dans ce sens, deux conclusions peuvent être tirées de cette attitude politique : soit ce parti croit pouvoir imposer des positions autonomes par rapport à Ennahdha, soit il compte bien sacrifier son autonomie pour ce qu’il dit être « l’intérêt national ». L’histoire en jugera.

Question : Comment être vigilant afin que la démocratie s’ancre réellement dans la vie politique et soit reflétée par la prochaine Constitution ?

Réponse : Ce rôle  est du ressort d’au moins quatre forces : primo, cela revient à combativité du  bloc politique qui conçoit la démocratie non pas comme simple moyen ou simple rouages et formes institutionnelles, mais comme contenu et comme essence ne permettant aucune négociation sur ses fondamentaux à savoir une souveraineté populaire au servir de la liberté, de l’égalité et du bonheur politique. Secundo, celui de la société civile, conscience vigilante de la société réelle et que- Dieu merci- la dictature de Ben Ali, n’a fait que faire mûrir et lui donner une expérience de lucidité sans faille. Tertio, les médias, un vrai pouvoir, qui, à part quelques brebis galeuses et il en existe toujours, n’est pas prêt à reculer devant l’épreuve de son indépendance. Quarto, les intellectuels  et la société de la culture, qui sont en grande majorité acquis à la modernité  et qui ne céderont jamais sur leur droit et leur devoir d’intervenir sur la scène publique pour défendre la démocratie.

 Question : Afin  d’instituer les libertés, faudrait-il, selon vous, instituer un autre système sécuritaire et judiciaire ?

Réponse : Absolument. Je ne me hasarderais pas à donner une conception que je ne possède pas, d’ailleurs sur ce point, mais il est clair que la dictature en avait fait de simples institutions au service de sa politique répressive et arbitraire et qu’il est impératif que ces deux institutions épousent le projet démocratique pour être un recours de justice et de sécurité aussi bien pour le représentant de la souveraineté commune qui est l’Etat  que pour les individus qui sont les citoyens.

Question : Concernant le code du statut personnel faudrait-il se suffire à son inscription dans la Constitution ou faudrait-il revendiquer plus de droits ?

Réponse : La question des femmes est une question hautement démocratique rien que parce qu’elle concerne  la moitié de la société, son «fifty». Croyez moi, je sens une telle humiliation, une telle tristesse et une telle révolte à me retrouver à convaincre et à faire des analyses sur une quête d’égalité, d’équité pourtant basique, sur le plan moral, que ça me pèse, existentiellement, d’en parler. Je suis pour l’inscription du CSP dans la constitution et pour dépasser toutes les formes de ségrégation à l’égard des femmes y compris celle successorale. Une hiérarchie des sexes signifierait une fausse démocratie et une société de masculinité pathologique.

Question : Vous avez été Vice –présidente de la Haute Instance, comment évaluez- vous cette expérience et que vous a-elle apporté ?

Réponse : L’expérience est bénéfique car les travaux de l’Instance étaient- quoiqu’on en ait dit- une façon réussie de rationaliser les demandes et les besoins de la première phase de  transition. Elle m’a d’abord permis de participer concrètement à cette transition ce qui n’est  pas peu, ensuite elle  m’a donné une certaine idée sur la logique politique, en action, des uns et des autres et aussi sur les possibilités et les limites de la culture consensuelle dans le pays.

Question : Ce qu’il y a de mieux dans cette expérience vous l’avez vécu dans les coulisses ou en plénière ?

Réponse : Au sein de cette Instance, il y a eu du conflit, de la polémique, du débat, de l’impolitesse parfois, mais aussi  beaucoup d’amabilité, de complicité et d’affection entre ses membres. Les coulisses sont souvent des espaces de modération des tensions et de décompression, les plénières sont des espaces de vérité. Il n’y pas mieux que d’être dans la vérité des choses, pour les traiter telles qu’elles se présentent.

Question : Quels sont les membres de partis ou indépendants qui vous ont le plus impressionné par leur intervention en maturité politique ?

Réponse : Je ne peux, ici, que m’interdire de juger les gens ou d’en nommer d’autres, j’ai eu le plus grand plaisir, avec  le président de l’Instance,  le professeur Yadh Ben Achour, à être à l’écoute de tous. La majorité, femmes et hommes, avait de la maturité dans les idées et dans la tonalité, les femmes avait un plus, celui de refléter dans le débat leur conscience libératrice de femmes. Par ailleurs je n’ai jamais trouvé un  intérêt quelconque aux  excès, à  la surenchère et aux comportements partisans et calculateurs.

Question : Pensez –vous qu’un parti qui se fonde sur la religion peut accepter la démocratie, l’échange et le dialogue ?

Réponse : Personne ne pourra me convaincre que la foi est apte à être organisée dans un parti politique. La foi est un sentiment d’amour très fort, son habitation est le cœur des croyants, là est sa matrice, là est son rempart. Le reste n’est que trouvaille politique de mauvaise inspiration, instrumentalisation et manipulation. C’est notre histoire contrariée et mal-faite qui a accouché de cette bizarrerie.

Question : on reproche à Ennahdha son double langage, voire multiple langage, ainsi que son quasi-silence sur plusieurs questions concernant les libertés et le comportement des Salafistes  à propos de l’affaire du niqab et de leur refus de l’art, qu’en dites- vous et comment l’expliquez-vous ?

Réponse : Très franchement, Ennahdha est dans une position peu enviable, et les positions que vous citez  là sont les signes qu’elle est prise dans son propre piège, car d’une part elle veut tirer sa légitimité première d’une interprétation orthodoxe, caduque,  sclérosée des textes fondateurs, ce qui la met dans une certaine obligation d’être conforme au Salafisme et à son dogmatisme, ou du moins de le ménager et de se convaincre, par ailleurs, que le passage par la démocratie n’est qu’une phase  lui permettant de nourrir ce qu’elle appelle «Ettadafù al ijtimaï» dans le sens d’un avenir théocratique. D’autre part, elle veut paraître comme un parti civil ayant comme référence  une religion réformée, actualisée et ouverte à la perspective moderne. Elle veut rassurer les uns et les autres, mais dans ces conditions elle ne peut être convaincante, ni pour les uns ni pour les autres, et continuera à être suspecte et non crédible aux yeux des uns et des autres. Cela dit, j’ai de l’espoir que quelques uns parmi ses jeunes ou moins vieux leaders, ceux qui sont réellement cultivés et qui sont au fait des Sciences Humaines, sociales et politiques, de la philosophie, arrivent à lever le tabou, à comprendre l’intérêt de l’obligation des ruptures à faire, à aller vers une théologie de la modernité et de la libération. C’est la seule voie intéressante et  la seule manière de réconciliation vraie et réelle de ces hommes politiques (parce qu’ils le sont) avec eux-mêmes d’abord, avec les autres forces politiques dans le pays, ensuite et avec le sens de l’histoire enfin. La Tunisie a inauguré les révolutions dans le monde arabo-musulman, elle pourra tout aussi bien inaugurer l’ère des théologies de la modernité. J’espère avoir de « bons entendant » parmi nos amis nahdhaouis.

Question : Les islamistes ont-ils évolué, sont-ils plus mature ?

Réponse : Etre au pouvoir dans cette Tunisie majoritairement et foncièrement moderne, sera certainement pour eux et pour leur évolution une expérience difficile mais salutaire, j’espère qu’ils auront l’intelligence de ne pas contrarier cette nature dominante de la société tunisienne.

Question : Vous étiez Vice –présidente de la Haute Instance, mais dernièrement on vous a aperçue dans des rassemblements  du côté des opposants, comment  l’expliquez-vous ?

Réponse : Je  n’y vois aucune contradiction, au contraire, je continue mon combat pour que cette transition soit réellement démocratique, peu importe là où on se place, l’essentiel est d’être en cohérence avec le projet dont on est porteur pour le pays.

Question : Un retour à la case départ est-il historiquement  possible ?

Réponse : Au fait c’est ce qui nous tracasse et nous empêche même de dormir, nous ne somme pas très tranquille mais c’est un risque, car l’alternative démocratique ne s’est pas encore décanté. Le rapport entre l’islamologie politique et la démocratie n’est pas tiré au clair, n’est pas résolu, sans parler du double discours. Les expériences qui ont marché jusque là sur la base de solution uniquement politique n’ont pas donné de fruits. L’islam politique s’est installé par le biais des urnes et le biais démocratique, mais il ne nous dit pas ce qu’il va en faire. Il est vrai qu’il y a toujours un risque de reproduire le despotisme. Mais, l’histoire politique, les forces sociales, syndicales et la société civile ne permettront pas aussi facilement ce retour à la dictature.

Question : les tentatives de musellement des médias ne sont-ce pas là des signaux de possibilité de retour à la dictature ?

Réponse : Absolument, c’est inadmissible, c’est incompréhensible, d’autant que ce pouvoir qui vient à peine de se mettre en place crie déjà son opposition à la liberté des médias. Ben Ali l’a fait et c’est en dictateur qu’il a commencé par museler la presse. Les tentatives actuelles de vouloir museler les médias est un très mauvais signe qui va vers une conception totalitaire de l’Etat.

Question : Comment empêcher ce retour au despotisme ?

Réponse : Tout est rapport de force, je crois que ni les journalistes, ni la société civile, ni la société politique ne laisseront ce retour se faire. Rien n’est acquis ni pour ceux qui veulent museler les médias, ni pour ceux qui comptent cet acquis de la révolution.

Question : Etes-vous optimiste concernant l’avenir du pays et les objectifs de la révolution ?

Réponse : J’ai des appréhensions, des angoisses, j’aurais aimé que les urnes aient donné, pour cette phase fondatrice, des résultats plus équilibrés. Pourquoi me diriez-vous ? Parce cette phase a besoin de consensus, que le consensus ne peut fonctionner que dans le cadre de rapports d’horizontalité et que cette horizontalité exige un rapport de forces équilibré entre les partis. Quand on se dit et se redit  parti vainqueur, majoritaire…cela suppose qu’on se met dans un rapport vertical, voire même hautain par rapport aux autres et cela rend difficile le consensus et le consensus conflictuel qui est le propre de la démocratie. Par, ailleurs je reste optimiste, parce que je crois que nous sommes passés d’une manière irréversible à un pan de l’histoire qui rompt avec les formes totalitaires même s’il y’aura des tentatives d’y revenir, elles ne seront que tentatives. Je suis aussi optimiste face à cette dynamique qui est en train d’opérer pour créer un bloc historique capable de se présenter en alternative politique pour le pays.

Entretien conduit par Samira DAMI





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