mercredi 11 janvier 2012


Entretien avec : Mehdi Mabrouk, ministre de la Culture

« Inscrire la liberté d’expression et de création dans la Constitution »

« Inscrire la liberté d’expression  et de création  dans la Constitution »
Nous avons rencontré, jeudi dernier, le nouveau ministre de la Culture au siège de son département, pour en savoir davantage sur les grands dossiers et chantiers auxquels il compte se consacrer, ainsi que sur les objectifs à court terme qu’il veut atteindre. Interview.Etes-vous de cet avis qui énonce que les révolutions ne peuvent réussir que si elles sont accompagnées d’une révolution culturelle ? Si oui quelles seront les grandes lignes de cette révolution à mettre sur les rails, et quelle stratégie et outils allez-vous adopter à cette fin ?
Je pense que des anciens ministres tels MM. Klibi, Messaâdi et Ben Slama étaient porteurs de projets culturels, les autres étaient de simples gestionnaires des affaires culturelles, car ni l’environnement sociétal, ni le climat culturel et politique, ni les compétences ne leur ont permis cela. S’agissant d’une culture qui accompagnerait la révolution, je dirai qu’elle devrait, en premier lieu, se baser sur la liberté, la dignité et la démocratie aussi bien dans les pratiques citoyennes que dans le vécu. Elle devrait favoriser, en deuxième lieu, la dimension esthétique à travers les arts et l’espace environnemental pour que le vécu commun soit convivial et esthétiquement beau. Mais, ce sont là des objectifs à long terme, alors qu’il faut tabler sur des objectifs «smart», autrement dit à court terme, car la période d’une année s’avère insuffisante pour tracer une politique à long terme.
L’un des premiers objectifs, c’est de donner de la visibilité aux différents arts dans l’espace public : les arts plastiques, les expressions régionales, entre poésie, chant, danse, que je souhaite convoquer dans un hommage à Kasbah I et II, enfin, les monuments historiques qu’il faudrait mettre en valeur. Le deuxième objectif, c’est d’offrir l’opportunité aux jeunes de créer et de prendre la place qui leur incombe. Ce que Pierre Bourdieu appelle «la vision et la division» où il s’agit de donner à ces jeunes une visibilité dans le champ artistique et culturel, car occulter cette catégorie de créateurs, c’est aller à l’encontre de l’esprit de la révolution. Le troisième objectif relève de la bonne gouvernance concernant, essentiellement, les fonds culturels à travers «l’open-Gov» qui consiste à mettre en ligne tout ce qui intéresse le financement public et les différentes aides aux arts dans la transparence la plus absolue. Car on ne peut se prévaloir d’un projet culturel déontologique et éthique dans l’occultation de la transparence et le flou artistique. Je compte, aussi, dans l’immédiat gérer les grands dossiers et chantiers, tels le patrimoine qui a été saccagé et pillé quotidiennement, à chaque instant. Malheureusement les structures qui devraient veiller à la protection n’ont pas su encore s’adapter à l’état d’urgence telle l’absence d’une structure de veille très inquiétante. J’espère que l’Agence tunisienne du patrimoine et l’Institut national du patrimoine capteront la voix de l’environnement et réagiront dans l’immédiat. Ajoutons à cela le dossier du financement du cinéma et du théâtre, notamment, dont les normes et les critères sont à redéfinir.


Certains parmi les créateurs et artistes estiment que l’art en Tunisie ne peut se faire sans l’aide de l’Etat, alors que d’autres voix parmi les créateurs eux-mêmes et les citoyens rejettent ce qu’ils appellent cette politique d’assisté. Quelle est votre position ?
Abstraction faite des petits détails et du contexte tunisien intrinsèque, la liberté de l’artiste exige son autonomie financière, car quand l’Etat intervient comme bailleurs de fonds, il exige une orientation d’une manière ou d’une autre. Cependant, dans un contexte où les artistes ne sont pas soutenus ou épaulés par la société civile et le secteur privé, l’intervention de l’Etat devient une nécessité, voire une obligation. J’espère que l’Etat jouera son rôle et le mécénat aussi. Mais, c’est une tâche difficile car le pouvoir ne peut être qu’envahisseur et je crains le dérapage, comment réduire les risques ? Il faut que les artistes à travers leurs associations, syndicats et autres structures s’auto-organisent pour éviter le dérapage du financement public. L’Etat devrait encore élaborer comme objectif une grille de financement en toute transparence où interviendront tous les représentants des artistes et autres spécialistes. Nous allons essayer de respecter la diversité et la représentativité des arts, nous avons commencé par les arts plastiques, suivront les autres arts. Enfin, notre dernier objectif consistera à mettre en place toute une législation. On s’est réuni à plusieurs reprises, depuis deux semaines, car on a mis en place un comité pour revoir l’arsenal juridique relatif à la culture, qui reste à mon sens archaïque et primitif, certains articles datant des années 60.
Les jeunes créateurs méritent une attention particulière, a fortiori après la révolution, comptez-vous prendre des mesures afin de les encourager à créer ?
Oui, certainement. Mais sans exagérer les conflits générationnels entre les artistes, nous allons prêter une attention particulière aux jeunes artistes qui constituent l’une de nos priorités. J’ai été invité par un jeune réalisateur Lyès Baccar pour voir son nouveau film Rouge parole et j’y suis allé en tant que citoyen, les jeunes ont apprécié. Le rôle du ministère, comme celui du coach, est de découvrir les vocations pédagogiques de jeunes talents. Le ministère ne jouait pas ce rôle auparavant, alors qu’il existe de vraies pépinières de talents comme dans les domaines du cinéma amateur, du théâtre et des troupes de musique scolaires et universitaires.

Vos prédécesseurs ont favorisé le patrimoine comme dossier urgent, ce qui a provoqué une polémique, les acteurs culturels rejetant cet intérêt démesuré, selon eux, au détriment de la création, quels seront les dossiers prioritaires et pourquoi ?
J’étais parmi ceux qui ont adopté cette position, mais vraiment quand j’ai pris mon poste et découvert tant de catastrophes dans le secteur archéologique, j’ai compris la position de mon prédécesseur. L’ampleur du pillage du patrimoine essentiellement archéologique et la corruption qui en a découlé est tout simplement énorme. Pourtant en termes d’atteintes culturelles, le ministère devrait œuvrer à gérer en parallèle tous les dossiers et chantiers, mais les deux tiers des rapports sur la corruption au ministère concernent le patrimoine archéologique. C’est pourquoi j’ai favorisé des dossiers comme le patrimoine, le financement et la législation.

Vous savez que l’art ne souffre pas la censure et doit se faire et se pratiquer en toute liberté, si vous êtes de cet avis que pensez-vous de ce nouveau phénomène des salafistes qui veulent interdire certaines manifestations qui ne sont pas à leur goût, comme cela a été le cas, récemment, pour la troupe de musique d’El Manajem de Gafsa qui a été empêchée de donner son spectacle à Meknessy et agressée ?
Je dénonce solennellement et sans hésitation ni réserve toute forme d’agression contre les artistes, l’espace culturel et les biens culturels. Pourtant, je considère que cette position est insuffisante, il faut inscrire la question de la liberté d’expression et de création dans la nouvelle Constitution. Nous avons déjà commencé le corpus de législation pour supprimer toute forme de censure contre le principe .

En tant que ministre, autoriseriez-vous, par exemple, la diffusion d’un film tel Laïcité Inchallah de Nadia Fani, s’il venait à être censuré par la commission d’octroi des visas ?
Pourquoi pas ? Je n’ai aucun problème avec toutes les formes d’expression, seul le public est juge du succès d’un film, car c’est lui qui a fait le succès de certains films comme Asfour Stah, Rih Essed, Sabots en or, alors que d’autres opus n’ont pas pu attirer le public malgré l’audace du propos.

Le cinéma, le théâtre, le livre, les arts plastiques, la musique, la danse lequel parmi tous ces arts allez-vous donner la priorité et pour quel art penchez-vous ?
Le cinéma, le théâtre, mais surtout le livre, je suis universitaire et j’ai souffert de la censure de mes livres sous l’ancien pouvoir, mais je crains aussi que cette pratique culturelle de la lecture ne disparaisse. Il faudrait donc resocialiser le livre et restimuler l’amour du livre.

Les secteurs de l’exploitation et de la distribution cinématographiques sont en déprime par rapport à la production qui a gagné, quelque peu, en dynamisme, que va entreprendre votre ministère pour faire évoluer la situation afin qu’il n’y ait pas des films sans salles ?
Je ne pense pas qu’au bout d’une année, on pourrait résoudre le problème des salles. Il serait illusoire de le croire. Idem pour la fréquentation, car j’estime que ce sont des changements générationnels où plusieurs acteurs devraient intervenir, tels que les écoles, universités, les collectivités et les associations. Mais je pense qu’il serait important, si j’arrive à élaborer un plan stratégique et un chronogramme, de monter un comité de pilotage multidisciplinaires et multi- départementaux, en collaboration avec d’autres ministères tels ceux de l’Education et de l’Enseignement supérieur, dans le but d’une évaluation. Pour être réaliste, il faut d’abord sauvegarder les 12 salles que compte le pays, entamer des projets dans le domaine de l’exploitation, en l’espace d’une année serait ambitieux.

Pourtant, il y a une loi qui interdit la transformation des salles de cinéma en commerces, allez-vous l’appliquer de nouveau ?
Il est malheureux qu’un espace du livre comme la STD (Société de diffusion du livre) soit fermé au public, puis transformé en locaux pour abriter les marchands ambulants. C’est scandaleux, c’est un mauvais signe, surtout après la révolution, comme si la révolution est bâtarde, autrement dit sans profondeur culturelle, nous allons donc appliquer la loi pour empêcher la transformation ou la fermeture des salles.

Des producteurs et des cinéastes ont bénéficié d’aide à la production sans jamais montrer leur production. qu’allez-vous entreprendre dans pareils cas ?
Il y a des cinéastes et des producteurs qui ont bénéficié de montants importants sans pour autant montrer leur film au public et proposer un travail artistique de valeur. Comment évaluer ou «auditer» ces productions ? Pourtant ce serait là une exigence de la bonne gouvernance. C’est pourquoi, il faudrait revoir la législation afin d’intégrer des spécialistes de l’économétrie culturelle ou des experts dans l’évaluation des productions.

De jeunes producteurs et cinéastes estiment que ce sont toujours les mêmes qui bénéficient des aides à la production, qu’en dites-vous ?
Je dirais qu’il faut faire la part des choses, les positions et l’avis d’une commission ne fait jamais un consensus, il y a toujours des conflits de valeurs et d’intérêts, c’est un champ par définition conflictuel. Pourtant je pense que la contestation est légitime, si les critères sont flous et les jurys éternels.

Le Théâtre national est pratiquement en berne, que préconisez-vous pour stimuler la création dans cette institution culturelle ?
Il n’y a pas que le Théâtre national, Beit El Hikma, le Centre Méditerranéen de Musique, le Centre culturel de Hammamet, l’Agence nationale du patrimoine sont des institutions référentielles, très importantes, toutes dirigées par intérim. Dans les semaines qui viennent je vais nommer des directeurs en respectant la transparence et l’impartialité. Mais, en même temps, je vais nommer des conseils scientifiques et des conseils artistiques, là où les lois l’exigent afin de restreindre le pouvoir absolu, rationaliser la prise de position, gérer de manière collective et initier des «think tank » stratégiques.

Quelles seront les fonctions du Théâtre national?
Il aura des fonctions de formation théâtrale continue, d’encadrement, de création, de production. Mon rêve c’est de faire renaître le Conseil national d’aide à la culture, lequel a été supprimé en 1987. Le théâtre national aura, également, la fonction de tracer et de planifier la politique théâtrale du pays et d’organiser les Journées Théâtrales de Carthage. C’est la décentralisation de la culture tous azimuts. Mon prédécesseur a trouvé tous ces centres sans législation, il a pris l’initiative d’en mettre une sur pied et nous allons procéder dans les semaines prochaines à l’élaboration des organigrammes, c’est vraiment là un acquis.

Dans le domaine du cinéma votre prédécesseur a encouragé la création du CNC qui stimule la production et réglemente le métier, irez-vous dans le même sens et allez-vous créer de pareils Centres pour le théâtre, la musique, les arts plastiques? Que préconisez-vous pour développer ces secteurs ?
Tant que nous avons des structures telles que le Théâtre national, la Maison Méditerranéenne de Hammamet, le Centre Méditerranéen de musique Ennejma Ezzahra que nous voulons tous transformer en lieux référentiels tout est possible.

La Cité de la culture a été qualifiée par votre prédécesseur comme une charge et un mastodonte difficile à mettre en route et à gérer, quel est votre avis ?
Je partage totalement l’avis de mon collègue. La Cité de la culture est encore sous la tutelle du ministère de l’Equipement, elle est l’objet de plaintes et d’affaires de corruption. En une année on ne peut rien faire pour que les choses évoluent. Mais en tant que ministre de la Culture, j’ai une responsabilité morale de protéger les droits de l’Etat, je vais évoquer ce problème au sein du Conseil des ministres et devant la Constituante.

Les festivals sont devenus pour la plupart des aires de défoulement et une aubaine financière pour certains artistes, d’ici et d’ailleurs, comment éviter cela à l’avenir et quelle politique allez-vous adopter ?
Je pense que la culture des «Arboun» et du défoulement a grandement contribué à la dégradation du goût artistique du citoyen. Les artistes sont pris en otage par ces marchands qui sévissent dans le domaine culturel, changer brusquement ces pratiques serait une catastrophe sociale pour des centaines d’artistes. L’appui financier, «empowerment», autrement dit renforcer les capacités financières des artistes serait une priorité de leur association. A long terme, il est prioritaire de préserver le label Carthage, Hammamet, El Djem, etc. Concernant le Festival international de Carthage, la commission de programmation a déjà commencé à travailler dans le but de revaloriser ce label, grâce à une ouverture sur les grands spectacles de musique Soufi, par exemple, sur les grands ballets et orchestres d’ici et d’ailleurs et autres expressions artistiques.

Les maisons de la culture, notamment dans les quartiers populaires et certaines villes et régions, sont pour la plupart soit incendiées du fait de la révolution, soit abandonnées, soit délabrées et désertées, ou sont alors transformées en salles des fêtes pour les fiançailles et mariages. Certains directeurs et animateurs ont tenté eux-mêmes de les rénover, ne serait-ce qu’une partie. Quelles actions urgentes allez-vous entreprendre afin que ces temples de la culture retrouvent leur aura et leur fonction ?
C’est inacceptable, mais je suis, malgré tout, optimiste, car elles ne sont pas désertées, il y a un débat sociétal abrité par ces espaces. Je n’excuse pas les saccages et pillages et vu l’instrumentalisation et la manipulation de ces endroits, devenus des cellules du RCD, le problème n’est pas le budget, nous allons faire en sorte que les statuts de ces maisons soient respectés. 95% de ces espaces sont sous la tutelle juridique du ministère de la Culture, et celles qui sont sinistrées bénéficieront d’un budget de rénovation dans le cadre d’un plan national de réhabilitation.

Certains abus ont été constatés dans l’octroi des aides dans tous les domaines des arts et dans l’élaboration des contrats avec certains artistes, notamment étrangers, allez-vous ouvrir ces dossiers et que comptez-vous faire pour assainir la situation ?
J’ai déjà commencé à ouvrir quelques dossiers de corruption avec un esprit citoyen sans vengeance, ni préjugés. Le but étant la bonne gouvernance. A première vue j’ai remarqué qu’il y a des salaires et des montants octroyés à des conseillers éternels et fantômes. Ce que je vais revoir. Sans citer les diverses formes d’abus auxquels je vais mettre fin.

Le mot de la fin.
Je suis dans une position peu enviable, vu le climat socioéconomique tendu. Or, la dynamique culturelle exige un espace public ouvert, fréquenté où l’imagination créatrice des artistes s’enrichit à travers l’interactivité avec le public. J’espère que cette année notre pays réussira à garantir cette interactivité entre citoyens et artistes dans un climat de dialogue et de créativité.
Concernant, enfin, les sit-in devant le ministère de la Culture que ce soit la promotion des diplômés 2011 de l’Institut supérieur de l’animation culturelle, les animateurs de Sidi-Bouzid ou la Ligue tunisienne des jeunes écrivains dont j’ai reçu les représentants, je leur dirai : «Vous êtes mes étudiants et mes fils, mon cœur et mon esprit sont ouverts à toute forme de dialogue, pourtant je refuse toute sorte de prise d’otage et de diktat d’agenda. Je comprends la légitimité sociale de vos demandes d’emploi, mais de là à imposer des recrutements qui n’obéissent pas aux règles juridiques serait une faute qui mettrait en cause la noblesse de votre combat. Je refuse toute transgression de la loi. Vous devez respecter la loi, l’une des raisons de l’avènement de la révolution».
Propos receuillis par Samira DAMI

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