vendredi 20 janvier 2012

Entretien avec Mme Sihem Badi, ministre de la Femme, de l’Enfance et de la Vieillesse

Oui pour les acquis du CSP, oui pour l’amélioration des lois

Oui pour les acquis du CSP, oui pour l’amélioration des lois
  Etes-vous d’accord sur l’appellation de votre ministère ? Sinon que proposez-vous ?
Je suis pour une appellation plus englobante, soit «le ministère de la Famille». Car dans toutes les familles on trouve des femmes, des hommes, des enfants et des vieux.
Or, paradoxalement, notre ministère cible notamment les hommes, car les femmes sont de fait convaincues de notre rôle, reste à convaincre les hommes pour que la femme ait plus de place dans la société qui demeure assez patriarcale.
Le rôle de notre ministère est d’une importance capitale, il est au centre d’intérêt de tous les autres ministères qui œuvrent pour le développement, et l’amélioration des conditions de vie des familles, grâce à la garantie de l’emploi, la santé, la culture, l’éducation, le droit des femmes et des enfants, etc. C’est pourquoi tous ces ministères doivent coopérer avec le nôtre pour le bien-être des familles tunisiennes toutes catégories confondues.
Je vais donc opter pour le changement de l’appellation de mon département qui deviendra le ministère de la Famille tout court pour les raisons citées plus haut.
Quels sont les dossiers les plus urgents que vous allez traiter en priorité ?
Les premiers dossiers à traiter concernent la restructuration du ministère et le recrutement. Car imaginez-vous qu’il y a des services où le personnel ne dépasse pas 50% de nos besoins effectifs, et cela va du gardien jusqu’au directeur général.
J’ai, donc, besoin de recruter en urgence pour combler le vide, toutes catégories d’employés confondues.
Deux possibilités peuvent expliquer cette vacuité : plusieurs cadres ont dû partir soit de leur propre chef pour ne pas avoir à rendre des comptes sur des dossiers de corruption, soit contraints, parce qu’ils ont été «dégagés» par le reste du personnel. Il faut dire aussi que peut-être le ministère n’est pas très attractif pour certains.
Le deuxième dossier concerne l’héritage du matériel : comment les subventions étaient reparties, quelles sont les types d’associations qui en bénéficiaient ? J’ai, en fait, recruté une juriste pour cerner l’état des lieux des associations.
Aujourd’hui, je ne peux plus me permettre d’aider des associations dont je ne connais pas le degré de sérieux. J’exige que les associations soient indépendantes politiquement afin d’être seulement et uniquement au service des citoyens. Je vais donc renforcer le travail humain au-delà de toutes conventions politiques ou idéologiques.
Pour résumer, je vais donc recruter, restructurer mais aussi redéfinir les objectifs, le programme et les priorités. Si, au cours de l’ancienne ère la priorité était l’organisation d’une grande conférence internationale afin que l’épouse de Ben Ali en assure l’ouverture et fasse reluire son image, il n’est plus possible d’œuvrer ainsi après la révolution.
Maintenant, nous travaillons sur la proximité afin de satisfaire un minimum de besoins des familles qui ne peuvent pas attendre, tant elles sont dans la précarité.
On fait ce qu’on peut car notre budget est l’un des plus faibles, on est avant-dernier, soit 65 millions de dinars. Or, aucun secteur n’est négligeable au sein de notre ministère et le montant de notre budget est tout simplement scandaleux.
Quels sont les besoins de ces familles ?
Il y a des problèmes communs aux autres ministères tels le logement, la santé, l’amélioration des conditions de vie, l’éducation, la représentativité politique des femmes, l’inégalité des salaires entre les hommes et les femmes dans le milieu rural et ouvrier notamment, la violence conjugale contre les femmes.
Le secteur de l’enfance constitue également un gros chantier. Certaines familles abandonnent leurs enfants par manque de moyens, ne pouvant pas les nourrir. Sans compter que les chiffres de l’Observatoire des droits de l’enfant n’ont jamais été publiés, car l’ancien régime n’aime pas les chiffres qui dérangent. Nous travaillons avec le ministère du Développement régional pour publier ces chiffres occultés qui sont effrayants, nous allons les actualiser.
Je vous donne un exemple, j’ai visité récemment les centres intégrés de Ben Arous qui hébergent 80 enfants abandonnés et en tant que ministre responsable, je ne peux pas dormir quand je sais qu’il y a autant d’enfants abandonnés. D’autre part, beaucoup de vieux vivent dans des conditions effroyables, dans des taudis, bravant le froid, l’humidité, la faim et la pécarité. Il serait inconcevable de ne pas œuvrer immédiatement à réduire ce nombre de personnes qui vivent dans la précarité. Je ne peux rester indifférente à cet aspect humain des choses.
Quand je vois, également, des enfants vendre du chewin-gum et des paquets de mouchoirs dans la rue, alors qu’ils sont censés être à l’école, je me pose des questions et je me dis qu’il y a tant à faire pour éradiquer de telles scènes de notre paysage quotidien.
Que comptez-vous faire justement pour résoudre ces problèmes ?
Il faut que tous les ministères unissent leurs efforts et réagissent à ces problèmes  de précarité. Car, si de vieilles personnes ne peuvent pas se soigner et n’ont pas accès à la santé, je me dis que fait donc le ministère de la Santé ?
Les ministères de la Jeunesse et des Sports et de la Culture  devraient coopérer avec notre ministère pour améliorer le quotidien des jeunes.
De son côté, le ministère de l’Intérieur devrait coopérer avec nous pour prendre en charge les femmes battues. C’est pourquoi je vais former des policières spécialisées dans l’accueil et la prise en charge de ces femmes maltraitées afin qu’elles les accueillent, les rassurent et prennent note de leurs plaintes et  informent leurs époux qu’ils risquent de passer au pénal. Notre ministère doit conscientiser les citoyens et les sensibiliser à ce fléau. Je ne peux donc travailler en solitaire, j’ai besoin de la contribution et de la collaboration de tous les autres ministères afin d’être le plus proche de tous les gens qui sont dans la précarité et la souffrance. Vous savez, la  plupart des ministères ont les mêmes objectifs: l’égalité des chances, l’équité sociale, la liberté, l’amélioration des conditions de vie, la dignité. C’est pourquoi, ils devraient conjuguer leurs efforts pour réaliser ces buts.
Justement, comment arriver à cette coordination et collaboration entre les différents ministères ?
Il faudrait d’abord casser les lourdeurs administratives en allégeant les rouages, tenir, ensuite, des réunions interministérielles afin de traiter des problèmes clés des plus épineux, communiquer, enfin, entre nous afin de se partager efficacement les rôles et les tâches.
Certaines voix s’élèvent pour remettre en cause et revisiter le CSP (Code du statut personnel). Quelle est votre position et qu’allez-vous faire pour consolider les acquis du CSP  ?
Le Code du statut personnel qui a vu le jour dans les années 50 est quasi unique dans le monde arabo-musulman.
Aujourd’hui, nous avons encore plus que jamais besoin de lois en faveur  des femmes et de l’égalité des chances. Nous avons des acquis indiscutables qui ne souffrent aucun retour en arrière. Je dirais donc, oui pour les acquis et oui pour l’amélioration des lois si nécessaire, concernant, par exemple, le harcèlement au travail, l’égalité des salaires entre hommes et femmes, la parité politique qui ne sont pas encore garanties puisqu’on se retrouve avec trois femmes sur 43 membres du gouvernement. Ce qui est scandaleux !
Quant aux droits des enfants, on veillera à les améliorer et à ce qu’ils deviennent une vraie culture et que ces valeurs soient intégrées par la société. Les enfants maltraités, battus ou qui ont arrêté précocement leurs études, notamment les filles, seront au centre de notre intérêt car, entre la loi et la réalité il y a un vrai fossé. Des filles dans les régions rurales ne vont pas à l’école en raison de problèmes de transport, notre rôle c’est d’assurer le transport et  de convaincre le père de la nécessité d’envoyer ses filles à l’école.
Ainsi, il suffit, parfois, d’améliorer les conditions de la famille pour que le père permette à ses filles d’aller à l’école, tout cela va être intégré dans un programme global de développement.
D’un autre côté, la femme rurale est un pilier de l’économie tunisienne mais dans la plupart des cas, elle ne bénéficie pas d’assurance maladie, ni d’assurance vieillesse. Elle ne bénéficie d’aucune valorisation économique et sociale de son apport à l’économie tunisienne.
Que faire donc ? Il s’agit d’encourager les microprojets, les agrandir en faisant en sorte qu’ils emploient plus d’ouvrières, 15 au lieu de 5 par exemple. Pour réaliser tous ces objectifs nous comptons sur nos propres ressources humaines et financières, en encourageant les projets à l’intérieur du pays et en s’ouvrant sur la coopération qui était a minima, vu la corruption qui sévissait et qui était connue de tous les bailleurs de fonds internationaux. Maintenant que le pays est davantage dans la transparence et dans la volonté d’aider le peuple, on aura donc plus d’aides de la part des ONG qui s’occupent de l’enfance. La volonté internationale d’aider la nouvelle Tunisie à se redresser existe réellement, d’autant que l’argent profitera vraiment aux nécessiteux.
Certaines voix d’hommes, de femmes  et d’associations féminines telles que celle des femmes démocrates demandent l’égalité dans l’héritage. Quelle est votre position ?
Qui sont les gens qui demandent l’égalité dans l’héritage ? Je n’ai pas entendu grand monde. Ce n’est vraiment pas une demande pressante, si elle le devenait, elle serait entendue et examinée par les spécialistes de la jurisprudence musulmane. La porte de «l’ijtihad» est toujours ouverte.
Cela tout en sachant que la femme qui hérite n’est pas obligée de subvenir aux besoins de sa famille, contrairement à l’homme qui doit normalement mettre son argent au profit de la famille.
Quelle est votre position concernant le niqab, en général, et dans les universités et autres établissements publics notamment ?
Je suis pour la préservation des droits et la dignité des femmes. Mais la liberté vestimentaire du port du niqab ne doit pas empêcher les autres d’exercer leur droit et d’avoir la liberté de passer les examens dans de bonnes conditions. Les «mounaqabett» doivent respecter la loi, si elle stipule qu’elles doivent être visualisées pour passer les examens, il faudrait qu’elles s’y plient.
Je ne comprends pas pourquoi les autorités sont laxistes car pour moi la question ne se pose même pas. La liberté ne signifie pas le chaos.
Quelle est la position de votre ministère par rapport à l’Unft et à l’Association des femmes démocrates ?
La société civile et les associations doivent jouer un rôle capital. Notre relation avec les associations est claire : on leur apportera notre aide, mais pas à celles qui sont infiltrées par le RCD ou qui ont cautionné l’ancien régime. Je pense que toutes les associations annexes du RCD auraient dû être aussi dissoutes. Maintenant, l’Unft, elle, doit être ouverte à toute la société civile ou être carrément dissoute.
Quant à l’Association des femmes démocrates qui a beaucoup donné à la femme tunisienne et qui était durant les années de plomb garante de la liberté et des acquis de la femme, je trouve fort intéressant de collaborer avec elle. A mon avis, les associations ne devraient pas être très connotées, elles doivent parler à tout le monde et n’être, par exemple, ni ultra-religieuses ni ultra-libérales.
Je suis contre l’exclusion et les jugements de valeurs idéologiques. Il faut que toutes nos actions profitent aux femmes. Loin de tout combat idéologique. En ce sens, je suis donc prête à collaborer avec toutes les associations, y compris celles des femmes démocrates.
Je peux aider dans des projets qui ciblent la femme rurale et je compte profiter de l’expérience des femmes démocrates, car elles ont du charisme, une histoire, puisqu’elles ont mené un long combat. Ce sont des militantes qui ont souffert sous l’ancien régime.
Je ne peux imaginer la société tunisienne sans les femmes démocrates ni les femmes d’Ennahdha. Je suis pour la cohabitation et la paix entre les différentes mouvances et partis, car je n’appartiens à aucun d’entre eux.
Je suis adhérente au CPR (Congrès pour le parti républicain) où coexistent différentes idéologies. Au CPR se côtoient des personnes comme Om Zied, Samir Ben Amor, proches d’Ennahdha, et Raouf Ayedi plus proche de la gauche. C’est pourquoi je suis pour la cohabitation de toutes les tendances et associations de femmes.
Nous avons appris que vous allez ouvrir les dossiers de corruption dans votre ministère, qu’en est-il exactement ?
C’est tout à fait normal, non ? Si certains ont mal utilisé les fonds publics ou ont bloqué le processus de promotion de certains parmi le personnel du ministère juste parce qu’ils ne cautionnent pas l’ancien régime. A ces derniers, je compte rendre justice, à ceux qui, en revanche, ont trempé dans la corruption administrative et financière, je dirai qu’ils sont passibles de sanctions administratives et judiciaires. Aux associations qui ont mal utilisé les aides financières, le ministère arrêtera les subventions et portera plainte contre elles. J’ai d’ailleurs confié la tâche à un chargé de mission qui sera responsable de la réforme administrative. J’ai appris que cette action sera généralisée à tous les ministères.
Le mot de la fin…
Je suis optimiste, car quoique l’ancien régime ait réussi à corrompre certains des cadres du ministère, beaucoup sont restés intègres et ont échappé à la corruption. Car vu leur compétence et leur expérience, ils constitueront la colonne vertébrale du ministère.
J’ai initié une nouvelle méthode de travail basée sur la démocratie participative, la prise d’initiative, la responsabilisation de chacun dans son domaine. Tous les projets qui ont été au fin fond des tiroirs sont les bienvenus pour améliorer les actions du ministère. Car j’affectionne ce slogan auquel je crois très fort : «Le gouvernement au service du peuple et non pas le peuple au service du gouvernement».

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