mardi 31 janvier 2012

Entretien avec : M. Mohamed Abbou, ministre auprès du chef du gouvernement, chargé de la Réforme administrative

Pour une administration qui respecte la loi, l’égalité entre les citoyens et l’égalité des chances

Pour une administration qui respecte la loi, l’égalité entre les citoyens et l’égalité des chances
Pouvez-vous nous parler de vos attributions précises, surtout après l’aplanissement des différends les concernant et le compromis trouvé par la Troïka ?
On s’est mis d’accord sur une appellation précise et des attributions précises qui sont en premier lieu la réforme administrative, la conception de la réforme administrative, c’est-à-dire tout ce qui a trait à l’amélioration des services administratifs, la simplification des procédures administratives, l’amélioration de la relation entre les citoyens et l’administration électronique.
Mes attributions concernent en deuxième lieu la Fonction publique et les ordres de mission aux organes de contrôle des services publics et la coordination entre toutes les administrations concernant la réforme administrative.
Il faut dire qu’on ne repart pas de zéro, car il y a eu du travail accompli pendant des décennies dans le pays. Quand on parle, par exemple, de l’allègement des procédures administratives et de l’administration électronique, il faut dire que c’est un travail qui a déjà été entamé. Notre rôle, c’est de l’améliorer, surtout qu’avec l’ouverture politique actuelle, nous pouvons nous permettre d’avancer plus rapidement que sous la dictature.

Mais, ce que nous voulons instaurer maintenant, c’est une administration qui respecte la loi, l’égalité entre les citoyens, l’égalité des chances pour les candidats qui aspirent à la Fonction publique. Et c’est dans ce domaine que nous voulons nous distinguer nettement de l’administration telle qu’elle était sous la dictature.
Donc notre tâche, maintenant, c’est d’assurer la transparence, l’égalité, la liberté et la discipline.
Nous voulons, par ailleurs, établir, dans la pratique, la séparation entre l’administration et les partis politiques mais il faudrait savoir qu’en une année, on ne peut réaliser tout ça. Notre challenge, c’est de faire tout ce qui est possible, dans ce délai, c’est pour nous une obligation envers les électeurs et tous les citoyens.

Quels sont les dossiers qui nécessitent une réforme urgente ?
La règle est claire à nos yeux, concernant le passé. Les dossiers de corruption les plus graves seront traités, on enquêtera sur d’autres dossiers et s’il y a des preuves de corruption, ils seront traités, car actuellement il n’y a que des rumeurs et quelques témoignages concernant le présent; maintenant dans l’état actuel des choses, aucune tolérance n’est permise quand il s’agit de corruption.
Quand on ne respecte pas l’égalité des chances dans les concours, c’est de la corruption même s’il s’agit de faire bénéficier un frère ou un fils, d’autant que le peuple a souffert de cette inégalité des chances qui est l’une des causes de la révolution tunisienne. Et on n’a nullement l’intention de lâcher prise.
Ce qui nécessite une réforme urgente, c’est l’organisation des concours de l’année 2012. C’est la seule voie technique d’accéder à la Fonction publique. On a préparé un texte et on va le débattre au Conseil des ministres, puis il passera devant la Constituante afin d’être voté.
Concernant la lutte contre la corruption, il s’agit de mettre l’homme ou la femme qu’il faut à la place qu’il faut et de faire en sorte que ceux qui ont des postes de responsabilité les méritent vraiment et remplissent les conditions, et nous avons pour ça les organes de contrôle en amont et en aval.

Mais la rue et les médias parlent d’interventionnisme dans certains cas, telle l’amnistie du frère du ministre de la Justice ou la nomination de Dhikrayet Maâter, fille de ministre, au ministère de la Femme en tant que chargée de mission ?
Concernant le premier cas cité, sachez que concernant l’amnistie des prisonniers c’est l’administration qui a établi les listes comme d’habitude. Pour le deuxième cas, Melle Maâter n’est pas fonctionnaire, elle est chargée de mission au cabinet de la ministre de la Femme. Les chargés de mission dans les cabinets sont généralement choisis selon les critères de la compétence, la confiance et l’appartenance politique. C’est la pratique partout dans le monde. Mais, je sais que Melle Maâter pense sérieusement à démissionner.
Aux USA, les présidents républicains et démocrates nomment leur staff selon l’appartenance politique.

Comment expliquez-vous que le gouvernement, réduit au début à 41 membres, se retrouve de nouveau avec 51 membres après les nouveaux décrets-lois publiés au Journal officiel tunisien (Jort) ?
Sachez que dans un gouvernement il y a des ministres et des secrétaires d’Etat, mais il y a aussi des fonctionnaires qui ont rang de ministres et de secrétaires d’Etat. Ce sont des privilèges légaux qui existent ailleurs, comme en France, par exemple. En Tunisie, ce décret-loi date de 1983 et il a été utilisé par Ben Ali et même par M. Foued Mebazaâ, après le 14 janvier, sauf que le président déchu ordonnait de ne pas publier ces décrets-lois au Jort.
Or, contrairement à ces deux précédents gouvernements, j’ai tenu bon à publier ces décrets-lois dans le Jort, estimant qu’un gouvernement qui se respecte n’a pas de secrets à l’égard des citoyens et désormais il n’y aura plus de décrets qui ne seront pas publiés au Jort.

Et que propose le texte que vous allez présenter à la Constituante ?
Ce texte propose les critères de recrutement dans la Fonction publique. Rappelons qu’avant la révolution, théoriquement le critère qui prévalait c’était la compétence, mais dans la pratique c’était la compétence mais aussi la corruption qui dominaient et les citoyens ont été victimes de cette corruption.
Le gouvernement de M. Béji Caïd Essebsi a posé cinq critères : l’âge, l’année de l’obtention du diplôme, la moyenne des candidats lors des dernières années universitaires, la situation familiale, les citoyens mariés avec enfants étaient favorisés, enfin les stages effectués dans les entreprises publiques et privées.
Mais voilà que concernant la situation familiale, on a reçu beaucoup de réclamations énonçant que si certains ont pu se marier et avoir des enfants, d’autres en rêvent encore, car dans l’impossibilité de le faire, sans emploi.
Le deuxième grief concerne les stages, les citoyens de l’intérieur du pays à Sidi Bouzid, Kasserine, Gafsa et Le Kef n’ont pas facilement cette chance d’accéder à ces stages, outre le fait qu’ils contestent les attestations de complaisance.
C’est pour cela qu’on pense supprimer les deux dernières conditions tout en laissant un pouvoir discrétionnaire aux autres ministères pour déterminer les critères spécifiques à chaque secteur et on a vraiment besoin de cette souplesse.
N’empêche qu’on va bientôt annoncer l’exception aux règles du concours de la Fonction publique qui dispensera les blessés de la révolution et une personne de chaque famille de martyr de passer des concours.

Dans une interview au journal El Fajr, vous avez déclaré que «les maux affectent les rouages d’une administration atteinte de sclérose et d’une profonde inadaptation à une société en profonde mutation et aspirant à des services de qualité». Qu’allez-vous faire pour y remédier ?
Il faut dire qu’outre le manque de volonté politique avant le 14 janvier 2011, la fainéantise et l’absentéisme prévalaient. La rigueur, l’assiduité et le dévouement au travail manquaient, c’est pourquoi nous allons travailler avec les employés les plus sérieux pour relever le défi de la qualité dans l’administration en fournissant d’autres services. Nous allons augmenter le nombre de services rendus online ou sur le Net. Le monde bouge et nous avons pris du retard dans ce domaine. Actuellement, nous rendons plus de 100 services, ce qui est très peu et pas toujours sérieux. Notre objectif c’est que le citoyen se déplace le moins possible vers l’administration et qu’il trouve le plus grand nombre de services online. Pour cela, il faut adapter la mentalité des gens afin qu’ils aient recours à l’administration électronique. Vous savez, par exemple, que les cartes de paiement sont répandues en Tunisie mais dans la pratique, le paiement des services par carte n’est pas assez utilisé.
Nous allons également offrir plus de services aux investisseurs afin d’encourager les investissements. C’est pourquoi nous collaborons avec les services concernés pour la rapidité et l’allégement des procédures administratives. Nous avons aussi découvert que certains fonctionnaires ne font rien et que d’autres prennent en charge tout le travail, nous allons donc envoyer des lettres à tous les ministères afin qu’ils nous donnent leurs besoins en personnel et en postes. Nous ferons en sorte de donner aux fonctionnaires qui se tournent les pouces des tâches à accomplir dans d’autres services ou même ministères. Si nous avons l’accord de l’agent concerné.
Certains fonctionnaires pensent aussi que ce n’est pas le travail qui prévaut, notre rôle est de les convaincre, au niveau du discours et de la pratique, du contraire. Désormais, la promotion se fera au mérite et à l’effort fourni dans le travail. Voilà qui changera, nous l’espérons, les mentalités. Mais je rappelle qu’il existe des fonctionnaires compétents et sérieux à tous les niveaux.
Je vous donne une primeur : dans chaque ministère, il y aura un chargé de mission responsable de la réforme administrative.

Comment faire bénéficier les citoyens de l’intérieur du pays et le monde rural des services online ?
Il faudrait que ces citoyens aient accès à l’électronique même gratuitement, mais cela demande des capitaux et ça concerne, donc, tout le gouvernement et son programme de développement consistant à améliorer l’infrastructure et les services à l’intérieur du pays. Ce qui me dépasse.

Allez-vous opter pour la semaine des cinq jours de travail. Si oui pourquoi ?
La semaine des cinq jours de travail est adoptée par notre premier partenaire, la Communauté économique europénne (CEE). Selon une étude faite en 2007, la semaine des cinq jours assure un grand gain en énergie. Sans compter l’amélioration de la qualité de la vie et de l’aspect social. Le fait de se reposer deux jours par semaine favorise la dimension humaine et sociale, la famille, l’amitié, les loisirs, le sport, etc., et permettra, aussi, l’amélioration de la productivité au sein de l’administration publique. Selon d’anciens sondages et études, plus de 70% sont pour la semaine des cinq jours. Une autre étude a été faite après la révolution et c’est pratiquement le même taux. Maintenant que l’idée est lancée dans les médias, nous allons procéder en février 2012 à un référendum sur site et nous allons encourager les citoyennes et les citoyens à y participer. Avant l’été prochain, la décision pour ou contre la semaine des cinq jours de travail sera prise.
Si la semaine de cinq jours est adoptée, nous gagnerons en qualité de vie, de travail et en économie d’énergie.

Etant membre du CPR, comment évaluez-vous le présent et l’avenir de votre parti qui connaît quelques turbulences et des différends entre la ligne droite conservatrice et la ligne gauchiste ?
Il y a un parti et des dirigeants qui font partie du gouvernement. Ces derniers se consacrent entièrement à leur travail dans les ministères et cabinets pendant toute la journée.
Nous comptons sur le secrétaire général par intérim, M. Raouf Ayedi. Nous lui avons expliqué que la charge de diriger le parti et d’améliorer la situation en son sein lui incombe. Or, il est malheureusement entouré de certaines personnes qui, pour des raisons personnelles, touchent à l’image du parti en prétendant qu’il y a des différends entre la droite et la gauche au sein du parti alors que nous connaissons les vraies raisons personnelles.
Le Congrès aura lieu avant la fin du mois de juin 2012 et je pense que l’avenir du parti sera radieux si on arrive à surmonter tous les obstacles, cela dépendra des résultats du travail des ministres CPR et du président de la République qui reviendra au parti après son mandat.

Que pensez-vous en tant que politique des derniers événements concernant les médias, la violence des salafistes contre les journalistes et les intellectuels et la manifestation de samedi dernier ?
Ce qu’il faut, c’est faire respecter la loi par tout le monde et sans exception, que les actes de violence soient commis par des salafistes ou autres personnes de gauche ou de droite. C’est la règle dans toute démocratie. Celui qui a agressé les journalistes a été arrêté et je suis pour la manifestation du samedi contre la violence et la montée de ces pratiques violentes. L’Etat se sent responsable et nous protégera contre toutes les factions.
Concernant l’émirat de Sejnane, nous savons que ce qui a été publié par les médias est exagéré et n’empêche que la loi s’appliquera à tout le monde.
Nous n’allons pas revenir aux pratiques de Ben Ali qui traite de traîtres les journalistes qui informent sur les réalités du pays, mais il ne faut pas exagérer afin de ne pas éloigner les investisseurs et les touristes. Nous sommes contre la loi des deux poids deux mesures, que ce soit être contre les sit-in de la faculté de La Manouba et pour les sit-in qui bloquent des usines. Il faut appliquer la loi à tous.

Ces manifestations salafistes sont tolérées et les manifestants se sentent dans l’impunité
Au sein du gouvernement, on n’est ni Nahdha, ni CPR, ni Ettakatol, on est là pour améliorer la situation du pays et veiller au respect de la loi et je vous rappelle que nous sommes pour la séparation totale entre l’administration et les partis politiques. La justice, la police et l’administration doivent rester neutres.

Qu’avez-vous à dire sur les salafistes djihadistes?
A ma connaissance, les salafistes djihadistes sont apparus en 2000 sur la scène politique. Au début, ils étaient tolérés par Ben Ali, mais à partir de la guerre du Golfe en 2003, leur chasse a commencé entre arrestations et torture. La révolution les a libérés et je pense qu’ils doivent exercer leur culte et jouir de la liberté comme tous les Tunisiens. Mais ils doivent comprendre que leur situation est meilleurs grâce à la révolution et qu’ils doivent respecter la démocratie et le peuple qui les a libérés. Les salafistes ne dépassent pas quelques milliers et il n’y a aucun risque dans une société libérée comme en Tunisie qu’ils gagnent en nombre. Ils resteront une minorité.

Vous avez défendu M. Sadok Chourou sur Hannibal TV, pourquoi?
J’ai défendu la personne que j’estime. Il s’est exprimé sur la radio après l’épisode de l’Assemblée pour dire qu’il n’appelait pas à appliquer cette peine de la Chariaâ contre les sit-inneurs. Je me demande pourquoi ne pas le croire. Nous n’appliquerons jamais des peines corporelles en Tunisie. A mon avis, ce n’était qu’une maladresse politique, mais venant de lui on sait qu’il était attendu au tournant.

Que pensez-vous de l’initiative de l’ancien Premier ministre Béji Caïd Essebsi ?
Il est libre de lancer le projet qu’il veut, les gens l’ont tellement critiqué quand il était au gouvernement, à son tour maintenant de leur rendre la monnaie de leur pièce. Je répondrai, cependant, que nous sommes engagés à respecter le délai d’une année en tant que parti politique, ce n’est pas le gouvernement qui décide, mais la Constituante, qui doit rédiger la Constitution en une année.
C’est le gouvernement qui suit et non le contraire.
Auteur : Propos recueillis par Samira DAMI

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