mardi 1 mai 2012

Entretien avec : Naziha Rejiba(Om Zied) militante des droits de l’Homme, journaliste et écrivaine

«Nous sommes à un virage, il peut être dangereux ...»

«Nous sommes à un virage, il peut être dangereux ...»
• La Révolution m’a donné quelque chose de plus précieux que ma liberté personnelle : celle de mes concitoyens.
• La liberté est un moyen et non une idéologie.
• La transition démocratique se fera, entre autres, grâce à la vigilance de la société civile
• Ça ne sert à rien de lier la Révolution à l’Assemblée constituante et au gouvernement.
• Je pense qu’en quadrillant le pays avec une administration partisane et des milices, Ennahdha est en train de perdre son crédit.
• Je suis critique à l’égard de ceux qui gouvernent et on a le droit de critiquer notre gouvernement.
• Ennahdha n’est plus la victime d’antan.
• Si les partis fusionnent juste pour contrecarrer Ennahdha, c’est insuffisant, il faut faire un grand travail de proximité.
• La fête au bouc et Chicago, les romans qui, à mes yeux, incarnent la Révolution.

Pour un grand nombre de citoyens, elle incarne la vraie image de la Tunisie, une militante libre et vaillante façon « mère Courage», et, cerise sur le gâteau, intègre et honnête, ce qui est plutôt rare de nos jours. Naziha Rejiba, alias Om Zied, a mis sa plume acérée de journaliste et d’écrivaine engagée au service des droits de l’Homme, des libertés et contre la dictature. Elle a affûté son art de l’écriture, dès les années 80, sous Bourguiba dans l’hebdomadaire indépendant Erraï. Membre fondatrice du CPR (Le Congrès pour la République) créé à l’orée des années 2000 avec ses compagnons de route Moncef Marzouki, Abderraouf Ayadi, Mohamed Chakroun, Mohamed Abbou, Slim Ben Hmidane, à l’époque brûlante des années de braise, elle en a démissionné, il y a deux mois, «définitivement et pour toujours», selon sa propre formule. Pour tourner la page, sûrement, mais, peut-être aussi pour s’engager ailleurs. Qui sait ?
Mais ce qui est sûr c’est qu’à ses yeux, le combat pour les libertés qui demeure à «confirmer» continue, car elle a parfois «le désagréable sentiment de subir ce qu’elle subissait sous Ben Ali...» Quand juste une année après la prise du pouvoir par le dictateur, alors que tout le monde s’empressait de louer et d’applaudir «l’artisan du changement», elle était la seule à avoir osé le mettre à nu en rappelant son passé militaire et policier dans un article intitulé «Nachaz» et publié dans Erraï. Elle avait exhorté les Tunisiens à ne pas lui donner un blanc- seing «car, avait elle écrit, il risque de nous entraîner sur une voie pire que celle de Bourguiba». Le journal est aussitôt saisi, puis interdit. Depuis elle a été «placée» sous haute surveillance par l’ancien régime dictatorial. Mais, elle poursuivit avec ses camarades militants la résistance en contribuant, au fil des années de plomb, à «déboulonner la statue de Ben Ali».
Om Zied, qui représente un pan de l’histoire et de la mémoire militante de la Tunisie se consacre aujourd’hui à l’écriture en tant que billettiste au quotidien Le Maghreb, elle livre, dans cet entretien, réalisé mercredi dernier, les raisons qui l’ont poussée au militantisme, elle évoque aussi le combat pour les libertés, le processus transitionnel, les rebondissements au CPR, les fusions entre les partis, mais aussi, et très brièvement deux romans qui renvoient, selon elle, à la Révolution Interview.



Qu’est-ce qui vous a amenée au militantisme ?
Ce qui m’a amenée au militantisme, c’est un sens aigu de la justice et, surtout, mon côté sentimental. Le premier prisonnier politique que j’ai vu, un islamiste en détention individuelle, qui m’a raconté comment, dans sa cellule, il s’est lié d’amitié avec un rat à qui il donnait à manger et avec lequel il discutait. C’est ce qui m’a amenée à l’activisme. J’ai eu, également, l’occasion d’écouter d’anciens prisonniers islamistes, j’ai connu aussi des militants qui ont subi la répression et la prison comme Hamma Hammami, Radhia Nasraoui, mais aussi des anonymes qui m’ont raconté les épreuves dramatiques qu’ils ont vécues. Telle cette femme dont le mari était en cavale et qui a dû divorcer, afin d’éloigner les soupçons de la police de Ben Ali, alors qu’en fait son mari était tout proche d’elle, il se cachait dans une fosse aménagée dans le jardin et c’était lui qui préparait des «makroudh» que sa femme vendait. Elle m’a raconté comment les policiers qui surveillaient leur maison ont souvent mangé de ses gâteaux au miel. J’ai écouté d’autres histoires de prisonniers qui ont été divorcés de force ou qui ont été torturés. Tous ces drames-là m’ont imprégnée et une fois que j’en ai pris conscience, je me suis retrouvée engagée dans la tourmente du militantisme, de la résistance et de l’écriture. Depuis le temps de Bourguiba, j’écrivais sous le pseudonyme d’Om Zied dans l’hebdomadaire Erraï, puis j’ai commencé à être connue en tant que journaliste à l’orée des années 2000.

Si vous aviez à juger votre expérience de militante sous Ben Ali et celle actuelle?
Sous Ben Ali, c’était beaucoup plus dur, car il n’avait devant lui aucune résistance, les militants qui osaient s’élever contre lui étaient des orphelins sans défense, mis à part le fait que nous résistions entre nous. Outre les associations non légalisées, nous étions défendus par un réseau d’organisations internationales, telles que Amnesty International, le CPR (Comité pour la protection des journalistes), Human Rights Watch, dont Ben Ali tenait compte, d’ailleurs. En tant que journaliste j’étais protégée par le CPJ. Ce que j’ai vécu en tant que militante sous Ben Ali n’a aucune commune mesure avec mon expérience actuelle. Mais il faut maintenir la vigilance, car tout pouvoir, même s’il n’est pas islamiste tente au début de prendre le dessus sur les opposants, les médias et la société civile. On se rappelle tous le président Sarkozy qui, au début de son mandat, avait voulu opérer une mainmise sur les médias, mais il n’y a pas réussi.

Votre combat continue ...
Oui parce que ce n’est pas fini, on doit confirmer, voire consolider nos libertés, voilà qu’on mène toujours le même combat. Mais par moments, j’ai le sentiment, désagréable, de refaire ce que je faisais avec Ben Ali et de subir ce que je subissais sous Ben Ali, quand par exemple on me traite de tous les noms sur Facebook et de «vieille mécréante». Mais, je me demande à qui profite le crime ?

Qu’est-ce qui a changé et qu’est ce qui reste à changer après la Révolution au niveau des libertés ?
Je vous dis d’emblée que ce n’est pas la Révolution qui m’a libérée, j’étais libre bien avant le 14 janvier. J’écrivais ce que je voulais, mais en revanche cette Révolution m’a donné quelque chose de plus précieux que ma liberté personnelle : la liberté de mes concitoyens. Maintenant, je ne me sens plus seule, grâce à cette révolution des milliers de gens m’ont connue, me parlent dans la rue pour me dire qu’ils me soutiennent et ça c’est fabuleux. La liberté, c’est comme un film, ça se vit ensemble dans la communion afin qu’elle puisse agir sur le quotidien. La liberté unique peut juste donner le statut de militant courageux, ce qui m’exaspère. Je préfère être une écrivaine normale que courageuse et lorsque quelqu’un me parle de mon courage, je sens monter des réminiscences. Il y a beaucoup de gens courageux et je saisis l’occasion de saluer l’effort de mes concitoyens et surtout de mes concitoyennes. La femme demeure, pour le moment, la meilleure garante contre les dérives, car s’il y a vraiment un programme obscurantiste qui se profile à l’horizon, le meilleur paravent en sera la femme parce qu’elle perdra ses acquis.
Qu’est-ce qui reste à faire, maintenant ? La meilleure garantie pour sauvegarder la liberté, c’est de la pratiquer. J’ai, cependant, un petit bémol à mettre sur la liberté : je ne suis pas une fanatique de la liberté, c’est un moyen et non pas une idéologie. Je crois, par exemple, que la liberté est un moyen pour construire une démocratie en Tunisie. Or, on doit tenir compte des réalités tunisiennes, car proférer des insultes sur les colonnes des journaux ne fera que choquer la société tunisienne qui reste conformiste et qui estimera, par conséquent, que la liberté ainsi pratiquée n’est que déchéance morale. Et rien d’autre. Les citoyens ne vont plus la défendre, donc, et diront : «Ces gens-là ont besoin de quelqu’un de fort pour les mater». Je suis, par exemple, contre le procès intenté à la chaîne Nessma, mais aussi contre la diffusion du film Persepolis, surtout à ce timing-là, lequel a contribué à faire gagner près de 15% de voix au parti Ennahdha. Restons, alors, nous-mêmes.

Comment expliquez-vous le retour de l’utilisation de la violence contre la liberté de manifester (le 9 avril, El Mallaha, les blessés de la Révolution, les chômeurs) et du blocage des activités de la société civile, entre politique et culturelle, par des extrémistes. Est-ce un retour à la répression et aux violations des libertés ?
Oui c’est un retour aux anciennes pratiques contre les libertés. On utilise la violence pour bloquer la société civile, ce qui est grave, telle cette milice qui sévit comme du temps de Ben Ali. Mais ça ne sera pas efficace, car cela dénote un sentiment d’impuissance de la part de gens qui pratiquent la violence. J’espère que le gouvernement comprendra que la politique des deux poids deux mesures ne sert à rien et que la loi doit être appliquée à tous, ce qui en dissuadera plus d’un. J’aurais aimé que le gouvernement convainque et séduise la société grâce aux réalisations économiques, à des avancées dans plusieurs domaines et à la tolérance, surtout qu’il se présente comme le garant de la transition démocratique.

Certains partis politiques et acteurs de la société civile s’inquiètent de la lenteur du processus transitionnel démocratique. Avez-vous la même inquiétude ?
Il y a un blocage et le gouvernement ne cesse de piétiner, de sortir du sujet...J’ai soulevé, à plusieurs reprises, la question de l’activation de l’Isie (Instance supérieure indépendante des élections). Si on ne l’active pas, c’est comme si on était dans un match et que le gagnant veut garder son avantage, pourtant le parti majoritaire au pouvoir a admis la neutralité et l’objectivité de cette Instance. Qu’attend donc le gouvernement pour le faire ? En retardant l’activation de l’Isie ils forcent les gens à avoir des idées malveillantes et à les taxer de mauvaise foi. Mais, à mon avis, il y aura une transition démocratique, grâce, entre autres, à la vigilance de la société civile.

L’opposition et la société civile voient d’un mauvais œil les dernières nominations de gouverneurs et de délégués appartenant à la Troïka, et notamment au parti Ennahdha, considérant que cela peut avoir une influence sur le processus électoral. Qu’en pensez-vous ?
J’ai souligné ces nominations dès le départ. Je me suis adressée au parti Ennahdha pour le mettre en garde contre ces pratiques déplorables à la Ben Ali. Mais je crois aussi que l’administration se défendra et qu’on ne sera plus mangé à la sauce Ben Ali. Je pense qu’en quadrillant le pays par une administration partisane et par des milices, les gens d’Ennahdha sont en train de perdre leur crédit. Surtout qu’il n’y a pas que l’administration, il y a aussi la société civile et les médias qu’on essaye de contrôler. Vous avez fait le lien entre l’administration et les élections, mais à qui ces dernières vont-elles être confiées? Si ces nominations partisanes de gouverneurs et de délégués ont un quelconque rapport avec les prochaines élections, il faudrait faire une deuxième révolution. C’est pourquoi j’espère qu’Ennahdha saura raison garder.

Le ministre du Sport,Tarek Dhiab, a déclaré qu’ «Ennahdha restera à la barre jusqu’en 2017». Qu’en dites-vous ?
Il y a pire : un responsable nahdhaoui a déclaré, récemment, qu’Ennahdha gouvernera le pays, pendant 30 ans, grâce à la démocratie et aux élections.
Je lui ai rétorqué que c’est un-non sens de lier la démocratie avec cette longue période, car la démocratie c’est l’alternance par excellence. Toutes ces déclarations peuvent relever de la guerre psychologique pour démoraliser l’opposition. Et puis, ils peuvent toujours rêver...

Parlons médias, puisque c’est la question de l’heure ? Le sit-in devant le siège de la télévision nationale, qui a duré prés de 50 jours, a été levé, mercredi dernier, que pensez-vous de toute cette affaire ?
Quand la levée du sit-in a été annoncée, ils ont explicitement dit: «A la demande du gouvernement» donc, c’est ce dernier qui a dénoué le sit-in et, par conséquent, le gouvernement c’est le parti Ennahdha qui veut opérer une mainmise sur les médias publics, sinon il les vend ou les achète, ça se lit et comprend sans trop chercher à deviner. Il y a quelques jours, j’ai entendu le président Moncef Marzouki adresser, sur El Jazeera-live, un chapelet d’insultes aux médias et à l’opposition. Etant une ex-amie de Marzouki , je me suis sentie visée. En parlant de la télé nationale, il a dit que le peuple est devant le siège de la télé tunisienne pour la «purifier». Ainsi M. Moncef Marzouki appelle ces fanatiques le peuple tunisien. On ne peut pas désigner une quarantaine de personnes à qui de luxueuses voitures apportent, midi et soir, des plats chauds, comme étant le peuple tunisien.

Pourquoi, selon vous, Ennahdha a appelé à la vente des médias publics, notamment la télévision, avant d’adopter, pour le moment, la voie de la réforme et de la restructuration ?
Les gens d’Ennahdha se plaignent du fait que les médias ignorent les activités gouvernementales et présidentielles. On dirait qu’ils sont nostalgiques du journal télévisé de la défunte Tunis 7. Peut-être que quelque part, ils ont raison, nous avons des médias qui tâtonnent car, moi-même, je leur en voulais de nous avoir délaissés du temps de Ben Ali, alors que nous étions en détresse. Je refusai après la révolution les demandes d’interviews, puis j’ai fini par comprendre que les journalistes ne pouvaient pas venir en aide aux militants des droits de l’Homme et à l’opposition, ou alors ils cessaient de manger. Moi, quand je dis que je suis journaliste, ce n’est pas vrai, puisque je ne vis pas du journalisme. Maintenant, il y a de l’espoir, tous ces jeunes veulent se faire pardonner. Donnons-leur une chance de bien faire, car on doit avoir des médias publics, surtout que je constate une nette amélioration en comparaison de l’ancienne ère. Dans tous les cas, rien ne justifie la cession des médias publics.

Croyez-vous que le journal télévisé de la première chaîne publique est tendancieux, partial et roule vraiment pour un parti politique occulte comme l’estime Ennahdha ?
Je me suis posé la question, il y a parfois des choses qui justifient leur courroux, je ne vois pas toujours les activités du président et du gouvernement en Une tous les jours, mais je me dis : «Est-ce que ce gouvernement a des activités qui vaillent d’être couvertes et véhiculent-elles un enjeu quelconque ? Avant les élections du 23 octobre, Rached Ghannouchi et tous les responsables de son parti occupaient «la une» du télé journal et des débats, cela à telle enseigne que Samir Dilou était devenu le chouchou des médias publics et privés. Après les élections, j’ai remarqué que les médias publics ont pris leurs distances et ont commencé à faire leur boulot de médias indépendants, qui roulent pour le peuple en toute objectivité et de manière critique. Ennahdha leur a donné des raisons de s’inquiéter, la télé c’est un miroir et les journalistes ont tous mal vécu les sorties fracassantes des milices d’Ennahdha, en toute impunité et immunité, sans compter les ballons d’essai de la charia. Les journalistes ont senti qu’il y existe des tentatives d’hégémonie, et ça se confirme, de vouloir confisquer les médias. Je sens que dans le paysage général tunisien, il y a les électeurs d’Ennahdha, ceux qui ne l’ont pas élu et les abstentionnistes, mais je n’arrive pas à localiser le peuple qui a fait la révolution, je crois qu’il s’est volatilisé et cela ne sert à rien de lier la révolution à l’Assemblée constituante et au gouvernement. Parmi le peuple qui a élu Ennahdha, il n’y a pas beaucoup de gens épris de liberté, ni des plumes qui comptent dans le paysage médiatique général. Conclusion : le paysage médiatique est occupé par des anti-Ennahdha et ça transparaît, qu’on le veuille ou non, et là je ne parle pas des médias publics, mais des médias en général. Il y a un peu de crainte et de suspicion et ça transparaît dans la production, mais pas au point de rendre Ennahdha et ses partisans des victimes, je crois qu’ils ont la part et la place qu’ils méritent dans les médias. Si ce gouvernement avait fait bouger les choses, surtout en matière économique, ne serait-ce que d’un iota, ça se serait vu. A moins qu’on ne veuille, par ces protestations, dégommer les voix indépendantes, dans les médias, comme la mienne, je me sens, en tout cas, visée. Je suis critique à l’égard de ceux qui gouvernent. Or on a le droit de critiquer notre gouvernement.

Bref, la solution de l’amélioration de l’information est-elle dans la cession des médias publics ? Quelle solution préconisez-vous ?
Vendre les médias publics est une idée des plus saugrenues et des plus ridicules, c’est une bourrasque que ces gens veulent provoquer, ils n’ont pas compris que toute tentative est vouée à l’échec. Que faire en tant que journaliste- écrivaine ? J’essaie tous les jours d’améliorer mon rendement. Pour les médias publics, il s’agit d’un grand chantier, il y a de la part des journalistes beaucoup de bonne volonté pour bien faire, ainsi une restructuration et une réforme de l’appareil législatif, à travers l’application des articles 116 et 115, la création d’instances comme la Haica (Haute instance indépendante de la communication audiovisuelle). Mais de là à vouloir vendre les médias publics, ce ne sont pas leur propriété, ces gens ne réalisent pas ce qu’ils disent, ce qu’ils sont. Ils sont élus pour un mandat bien déterminé et déjà ils pensent à vendre les médias publics. D’ailleurs voilà que sous la pression des journalistes eux-mêmes, de la profession et de la société civile ils optent maintenant pour la réforme et la restructuration de ces médias.

Le CPR dont vous êtes un de membres fondateurs et avec lequel vous avez rompu «définitivement et pour toujours» vient de connaître un nouveau rebondissement avec l’éviction du secrétaire général, Abderraouf Ayedi. Vous avez déclaré, en guise de commentaire, que «son éviction a été goupillée entre les deux palais, celui de Carthage et celui de la Kasbah». Qu’entendez-vous par là ?

C’est Imed Daïmi qui a annoncé le limogeage de Abderraouf Ayedi et il est le directeur de cabinet de Moncef Marzouki et cela m’étonnerait qu’il soit sorti du palais de Carthage sur la pointe des pieds sans avoir eu le feu vert de Marzouki. L’autre palais, c’est celui de la Kasbah où se trouvent tous les ministres CPR, alliés d’Ennahdha, qui ont peur pour le gouvernement à majorité Ennahdha et croient que l’aile Abderraouf Ayedi veut détruire la Troïka. Or ce n’est pas vrai, ce que désire cette aile c’est ce que je voulais faire en réintégrant le CPR, il y a quelques mois : me démarquer d’Ennahdha sans toucher à la Troïka qui est là et qui gouverne pour un mandat bien défini.

Abderraouf Ayedi a dit à propos de son éviction du CPR: «Moncef Marzouki tire encore les ficelles». A-t-il raison, selon vous ?
Il est clair que Marzouki est du côté des putschistes. Sur le plan humain, cela fait mal.

Qu’avez-vous à dire au président Moncef Marzouki ?
Je n’ai plus rien à lui dire, je suis opposante, je ne lui dis pas, je dis de lui.

Est-ce que le parti CPR peut survivre avec tous ces différends et départs ?
Le CPR n’est pas un parti, nous, les fondateurs, étions un groupe de casse- cous et de kamikazes qui agitaient des idées extraterrestres. Mais nous n’avions jamais pu agrandir le parti, car nous savions qu’en 2001, ce n’était pas le moment, d’autant que les gens ne faisaient pas la queue. Car Ben Ali nous a tous mordu, sauf une seule personne qui se reconnaîtra. Les gens connaissaient beaucoup plus les fondateurs que le parti, par conséquent ils étaient attirés par les membres du groupe pour lesquels ils avaient de l’admiration. Les électeurs ont voté pour cette histoire et pour cette mémoire. Mais pour les prochaines élections, il n’y a plus d’histoire qui tienne, le patrimoine est épuisé, il faut donc de l’organisation et une vision politique. C’est ce qui manque actuellement au CPR, Ayedi désire faire des efforts dans ce sens, mais il est toujours chahuté par ceux qui refusent de se démarquer d’Ennahdha. Si l’aile de Ayedi arrive à prendre le dessus, le CPR pourra repartir du bon pied. Sinon je ne vois pas un avenir autre que celui d’un parti appendice comme «Le mouvement de la société de la paix» appendice du FLN en Algérie. Et je vais reprendre une métaphore utilisée par Lilia Ben Khedher: «Le CPR est devenu une épicerie fine d’Ennahdha».

Durant les années de plomb, vous combattiez Ben Ali aux côtés des islamistes, qu’est-ce qui a changé aujourd’hui pour que des jeunes d’Ennahdha vous traitent de tous les noms sur facebook ?
Beaucoup de gens me disent pourquoi vous avez complètement changé avec les islamistes nahdhaouis, alors que vous étiez du même bord qu’eux, d’autres m’accusent d’acharnement. Il est vrai que j’étais au CPR et qu’on était des alliés, mais aujourd’hui il y a deux choses qui ont changé : premièrement Ennahdha n’est plus la victime d’antan, c’est un parti au pouvoir, donc je n’ai pas la même attitude. Deuxièmement, depuis les élections de la Constituante, je constate qu’il y a des tentatives de quadrillage du pays et de la société. Maintenant on s’attaque à mon chouchou à moi : la liberté d’expression, surtout celle des médias. Nous sommes à un virage, il peut être dangereux, il faut appuyer sur les freins. Mais sinon ce n’est pas de l’acharnement. On m’a reproché, entre autres, de remuer le couteau dans la plaie quand j’ai écrit un papier sur la reconduction de l’article 1 dans la nouvelle Constitution en observant que cette victoire est due à la vigilance de la société civile. J’ai répondu que ce n’est pas vrai, je n’ai fait que dire la vérité, car à chaque fois que le peuple marque un point, je crie hourra ! Moi, je pense plutôt qu’il faut revaloriser notre peuple, la société civile et les médias en leur donnant la place qu’ils méritent. Ce que j’écris, ce n’est pas pour Ennahdha mais pour la résistance civile et on a gagné pas mal de batailles, on a gagné la bataille de l’article 1, on va gagner celle des médias publics et bien d’autres.

Vous avez écrit dans l’un de vos articles que les ministres du CPR sont devenus des «taratir» (pions) aux mains d’Ennahdha. Pouvez-vous expliquer davantage votre pensée ?

Je n’ai pas généralisé de la sorte, mais pour tout vous dire, ces gens-là ne m’intéressent plus.

Que pensez-vous des fusions récentes entre les partis qui ont donné naissance au parti El Joumhouri et à El Massar ou la Voie démocratique et sociale. Et que dites-vous de l’initiative Béji Caïd Essebssi ?
Ces fusions sont positives mais si ça fusionne juste pour contrecarrer le mouvement Ennahdha, ce n’est pas suffisant. Si l’on fusionne, c’est pour faire un grand travail de proximité, pareil à celui d’Ennahdha, en allant vers les citoyens, et pour se réunir autour d’un programme clair et net, enfin on s’allie de façon à ce que l’entente règne. Or je crains que ces alliances ne butent sur des disputes concernant les postes. Dans le parti El Joumhouri, il y a des têtes intéressantes, cependant le projet n’est pas encore clair et je ne crois pas qu’il soit bien élaboré. Les gens de ce parti seront-ils prêts pour les élections?
On se le demande. Je pense qu’ El Massar souffre d’un problème organique, il agite des idées élitistes, ses jeunes sont intelligents et j’espère que cette nouvelle formation saura parfaire son discours. Concernant l’initiative Béji Caïd Essebssi, avec tous mes respects pour lui et les personnes concernées, je n’y adhère pas car Essebssi incarne une vieille école paternaliste à la Bourguiba. Ce serait triste et dramatique qu’au lendemain d’une Révolution, on se retrouve à choisir entre deux projets ou deux modèles passéistes, Ennahdha et le Destour. Or la Tunisie post-révolutionnaire a dépassé sa période Destour et a besoin d’une 3e force.

Seriez-vous cette 3e force ?

On verra...

Vous avez déclaré que vous étiez sur écoute, comment contournez-vous ces écoutes téléphoniques?
La meilleure façon de contourner les écoutes téléphoniques, c’est de faire comme si elles n’existent pas. A l’époque de Ben Ali chacun des membres de l’opposition avait une feuille de papier et on écrivait afin de ne pas être écouté. Mais je sais qu’une instance de protection des données personnelles va être mise sur pied et qu’elle sera présidée par Samir Annabi.

Si vous aviez à choisir un roman, une pièce musicale, théâtrale, un film, un tableau ou une chanson qui représente à vos yeux la Révolution, que choisiriez-vous ?
Incontestablement La fête au bouc du Péruvien Mario Vargas Lloza. C’est un surnom du président d’une République bananière, je voyais Ben Ali, ses conseillers, son élite, ses flics, ses médias, ses universitaires. C’est la fiction qui reproduit la réalité dans son intégralité. J’adore la vérité de la littérature, plus crédible que la vérité scientifique, parce qu’elle émane de l’intelligence du cœur. L’écrivain reflète ton vécu, ton calvaire, ta douleur... Mais là où j’ai vu le drame des opposants tunisiens et leur déchéance c’est dans Chicago, la suite de Imarat Yaâkoubian. Ce roman évoque la déchéance des jeunes en Egypte. Chicago parle de la déchéance des élites à l’étranger. A la fin, tout ça s’écroule à l’occasion d’une visite de Hosni Moubarak.
Auteur : Propos recueillis par Samira DAMI
Ajouté le : 30-04-2012

 

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