Entretien avec Rachida Ennaifer, ancienne journaliste à La
Presse, présidente de l’AJT et militante
pour une presse libre et indépendante
«Les ministres de Ben
Ali se délectaient de brimer les journalistes »
Figure phare du monde du journalisme dans les
années 70 et 80, plus précisément de 1976 à 1990, Rachida Ennaifer, a travaillé
comme reporter à La Presse, journal considéré, alors, comme une école de
journalisme. Au fil des jours, des années et de la pratique, elle a milité pour
un journalisme professionnel, libre et indépendant, au service non pas du
pouvoir et du gouvernement, comme le voulait alors les autorités, mais du
public. Elle a, ainsi, mené avec plusieurs autres de ses collègues des actions
pour la mise sur pied de comité de rédaction et pour le changement de la ligne
éditoriale du journal, mais aussi pour l’amélioration de son contenu, fonds et forme confondus. Son
combat, elle l’a mené au sein de La Presse mais aussi à une échelle plus large,
au sein de l’AJT (Association des journalistes tunisiens) où elle a été élue,
après des élections transparentes et libres, présidente durant deux mandats
successifs de 1980 à 1984, elle a été, ainsi, première femme présidente de
l’AJT, de 1988 à 1990 elle a été élue Secrétaire-Générale. Elle a également
milité pour les Droits de l’Homme et les libertés syndicales.
Ayant compris, avec le commencement des années
de braise, de la main mise sur les médias et leur musellement que la
récréation, qui a duré trois ans après le coup d’Etat policier du 7 novembre,
était terminée, elle reprit des études de 3ième cycle en droit.
Quasi évincée de La Presse, elle quitta à contre cœur ses premières amours pour
se consacrer à l’enseignement à la Faculté des sciences juridiques comme
assistante chargée de cours de droit comparé et les transitions démocratiques.
Elle est, actuellement vice-présidente du Centre de Tunis du Droit
Constitutionnel pour la Démocratie et directrice de la collection «Droit
constitutionnel pour tous».
Dans cet entretien
elle remonte le temps pour témoigner de la difficulté d’être journaliste
professionnelle et indépendante sous le despotisme, fût-il éclairé, comme sous
Bourguiba. Elle évoque, ici, son combat et celui de ses pairs pour une presse
libre et indépendante et pour que triomphe l’éthique journalistique aussi bien
à La presse qu’au sein de l’AJT. Une lutte et des actions menées, au rythme de
l’alternance des périodes, entre chape de plomb et éclaircies quand le pouvoir
en place soufflait, tantôt le chaud, tantôt le froid. Écoutons-la.
Q : Vous avez
fait des études de journalisme et de droit et vous étiez connu pour votre militantisme.
Quelle conception aviez-vous du journalisme et du journalisme militant, soit de
cette équation neutralité engagement ?
R : J’ai
fait des études de journalisme à l’Ipsi (Institut de presse et de sciences de
l’information) et des études de droit, sanctionnés par une maîtrise, j’ai été
recrutée par le journal La Presse, alors que j’étais encore étudiante. Cela
dans le cadre d’une politique prônée par
le ministère de la Culture et de l’Information, dirigé, alors, par M. Chedli
Klibi, et qui consistait à engager les médias publics sur la voie du
professionnalisme. D’ailleurs il avait défini la ligne éditoriale de La Presse comme
«gouvernementale» concernant «la Une» et
au service du public pour le reste des pages du quotidien, soit à partir
de la page2, et cela à l’image du journal Le Monde.
J’ai, donc, exercé mon métier, en tant que professionnelle,
ce qui impliquait une indépendance, très difficile à défendre, dans les années
70, vu que le concept des médias publics était inexistant, en ce temps là, et
que le régime avait opté pour une main mise sur les médias, aussi bien de la
presse écrite qu’audiovisuels, et ce, pour mieux les contrôler.
Q : N’empêche
que vous portiez également la casquette de militante…
R : J’ai été
toujours indépendante de tout parti politique, je militais pour les droits de
l’Homme et les libertés syndicales, j’ai été membre des structures syndicales
provisoires de l’UGET (Union générale des étudiants tunisiens) à la Faculté de
Droit, j’ai été membre active de l’AJT (Association des journalistes tunisiens)
depuis 1976 avant d’être élue présidente en 1980.
Q : l’évolution
du secteur de l’information depuis l’indépendance a été marquée par des alternances
entre le chaud et le froid, chape de plomb et éclaircies. Comment
l’expliquez-vous et quel a été l’impact de ces flux et reflux sur votre
parcours personnel ?
R : Ces
alternances correspondent, quelque peu, à l’évolution politique du régime.
L’histoire de la presse écrite et audiovisuelle en Tunisie est liée à
l’évolution du régime politique issu de l’indépendance. Lequel régime a misé
sur un nationalisme, développé à outrance, et qui a été une suite logique au
mouvement de libération nationale. Mais il a abouti à l’anéantissement de la
démocratie, vu l’incapacité de la classe politique de cette période, à assurer
ou à réaliser une équation entre le nationalisme, fondement de l’Etat
indépendant et la démocratie.
Q : Quel regard
portez-vous sur la période et le contexte politique où vous exerciez le
journalisme ?
R : Il faut dire, d’abord, que j’ai eu la chance d’intégrer
un journal considéré à l’époque comme une école de journalisme et en tant que
jeune étudiante, j’ai pu côtoyer de grands professionnels tels Maryem Badri,
Flavio Ventura, Youssef Seddik, et tant d’autres qui se reconnaîtront, qui
m’ont initié au travail du terrain. En ce temps là on recourait fréquemment aux
grands genres journalistiques. Nous étions vivement encouragés, sur cette voie, par la direction générale qui
avait à sa tête un gestionnaire de grand talent, M. Amor Belkhiria. Sans lui La
Presse aurait totalement coulé après la fuite de son ancien propriétaire et
Directeur Général, Henri Smadja. M. Belkhiria n’était, certes, pas journaliste,
mais il savait déceler et stimuler les talents, mieux, il était toujours prêts
à nous soutenir et à «couvrir» politiquement les colères répétitives des autorités
et des responsables du parti unique au pouvoir, le Parti Socialiste Destourien,
bien qu’il était membre de son comité central.
Je me rappelle qu’en 1977, nous avions réalisé Youssef
Seddik et moi-même, un grand reportage à Aïn Draham, que nous avions intitulé
«Le village au bois dormant», et qui nous a valu une pluie de télégrammes de
protestation de toutes les instances du parti Destourien, et ce, de la cellule
du village au comité de coordination régional de Jendouba qui exigeaient
purement et simplement le renvoi des deux journalistes «Communistes» que nous étions, selon bien sûr leur propre terme. M.
Amor Belkhiria nous avait, alors, convoqué dans son bureau, il a ouvert la boîte
d’archive qui contenait tous les télégrammes et les a déchiré, sous nos yeux à
la fois ébahis et ravis, tout en nous demandant «d’être un peu plus prudents les prochaines fois» non sans nous
exhorter à continuer à exercer notre métier de la manière la plus
professionnelle qu’il soit.
Le contexte politique
de la période durant laquelle j’ai exercé était très changeant, en dents de
scie, il a été marqué par plusieurs phases. La période allant de 1976 au 25
janvier 1978 a été la plus belle de ma vie professionnelle à La Presse. Le
journal s’était libéré, et le flux social lié au développement du mouvement
syndical y était pour quelque chose. La métamorphose du journal hebdomadaire Echaâb, organe de l’UGTT, qui,
d’un journal interne, quasi confidentiel, a acquis une dimension nationale
puisque son tirage est passé de 5000 à 100.000 exemplaires, en moins d’une
année. Ce qui a eu un effet d’entrainement sur le reste des journaux de la
place dont notamment La Presse. Aussi,
je me rappelle que pendant des mois, je me suis spécialisée, en tant que
reporter, dans la couverture des manifestations, grèves, sit-in, et procès
retentissants de syndicalistes, grévistes, etc. La Presse avait ouvert ses
colonnes aux mouvements de contestation sociale.
Ont Survenu, ensuite, les événements affligeants du 26
janvier 1978, où la répression s’est abattue sur la Centrale Syndicale, en
particulier, et les mouvements sociaux, en
général. Les journalistes avaient subi le contrecoup par un putsch au
sein de l’AJT : le bureau élu a été destitué et remplacé par un bureau
désigné, avec, en outre, une interdiction totale d’écrire dans le journal La Presse
sur les mouvements syndicaux, d’évoquer la répression qui les avait écrasés et
de couvrir les procès des syndicalistes incarcérés. Nous avions réalisé, à ce
moment là, qu’il fallait organiser la résistance, non seulement au niveau des
journalistes de La Presse, mais aussi de toute la corporation journalistique. Cette
résistance consistait, d’abord, à refuser d’écrire contre nos propres
convictions en invoquant la clause de conscience. Ce qui m’a amené
personnellement à refuser de travailler, durant plus d’un mois, et par
conséquent à ne pas être rémunérée, puisque nous ne recevions notre salaire
qu’à la condition de fournir, en contrepartie, un certain nombre d’articles, 12
au total. Je suis restée, par conséquent, pendant deux mois, sans salaire.
Il fallait, ensuite,
développer une solidarité interprofessionnelle, ce qui nous a amené à intégrer
l’AJT, car nous avions besoin d’un cadre pour élaborer et peaufiner nos revendications
professionnelles tout en œuvrant, à la fois, à l’instauration d’élections
démocratiques, surtout que le Bureau de l’AJT était des plus fantoches, puisque
illégitime, car imposé par le gouvernement. Mais, les élections démocratiques
du Bureau n’ont pu avoir lieu qu’après l’ouverture politique privilégiée par le
gouvernement Mohamed Mzali en 1980. Cela suite à la prise de conscience du
régime que la libération économique devait aller de pair avec la libération politique
et que la répression qu’il a prônée lui avait coûté très cher et au pays aussi.
A commencé, alors, de 1980 à 1984, une nouvelle période
faste pour le journalisme et les journalistes durant laquelle tout en
continuant à vouloir exercer une main mise sur les médias, le pouvoir en place
devait tenir compte de l’apparition du journalisme d’opinion indépendant
favorisé par de nouveaux périodiques comme Erraï,
Le Phare, El Mostakbel, mais aussi de la solidarité du Corps journalistique qui
commençait à s’affirmer au sein de l’AJT.
C’est au cours de
cette période que j’ai été élue présidente de l’AJT pour deux mandats
successifs, de 1980 à 1982 et de 1982 à 1984, pendant lesquels nous avions
adopté «le code de déontologie des journalistes» et mis au point un projet
de Centre de perfectionnement des journalistes qui devait être chapeauté par
l’association. Nous avions même trouvé les fonds nécessaires pour son
financement, mais le projet a été détourné par le ministère de l’Information
pour en faire un Centre africain de perfectionnement des journalistes et
communicateurs, le Capjc. La direction en a été confiée à M. Ridha Najar qui a
préféré tourner le dos à la profession en concevant, tout seul, les programmes sans
concertation ni consultation avec les journalistes et leur association. Nous
avions également mis en place un fonds de solidarité à l’intention des
journalistes victimes de la répression et les journalistes étaient impliqués
d’une façon telle que cela leur avait permis de souder leurs rangs qu’ils
soient indépendants, du parti ou des médias publics. Cette force corporatiste a
commencé à déranger le régime qui a multiplié les exactions à l’encontre des
journalistes et de l’AJT pour les mettre au pas. Mais la solidarité
professionnelle a joué, dans un premier temps, en faveur de notre corps de
métier, surtout que nous avions su manœuvrer, sur fond de lutte de clans politiques,
pour faire prévaloir nos droits ainsi que la liberté de la profession, et ce,
jusqu’en 1984.
Le tableau médiatique allait s’assombrir, de nouveau, à
partir de la fin 1984 jusqu’à l’orée de l’année 1985, quand une nouvelle vague
de coercition déferla sur tout le pays. Les médias et l’AJT, n’y avaient pas
échappé. Deux longues années difficiles suivirent au cours desquelles des
plumes libres ont été obligés de se taire car elles n’avaient pas accepté de se
compromettre avec le régime. Conséquence : oppression, sanctions, punitions
et traduction en conseils de discipline. Moi-même, j’ai été traduite devant le
Conseil de discipline par Abdelwaheb Abdallah, qui a été nommé directeur de La
Presse en 1979. Cela en raison de la publication d’un article dans la revue Jeune Afrique qui traite de la
manière dont on assassine la presse en Tunisie. J’ai été traduite, entre
autres, pour le motif de «Divulgation du secret professionnel». Face à cette déferlante
de confiscation de la liberté d’expression et malgré la chape de plomb, l’élan
de solidarité persistait, et ne s’était pas émoussé si bien que je m’en suis
sortie avec une sanction, relativement, légère, soit une mise à pied de 15
jours alors qu’il était question , initialement, purement et simplement, d’un
licenciement. Je rappelle que A. Abdallah, animé par de fortes ambitions
politiques, a tout fait pour détruire le tissu structurel , professionnel,
collégial, syndical et financier de la Snipe, société éditrice de La Presse,
bâtie du temps de son prédécesseur. Cela pour marquer son empreinte personnelle
et plaire à ses supérieurs hiérarchiques et au régime.
Q) Est-ce que le 7
novembre 1987 vous a redonné l’espoir de jours meilleurs concernant la liberté de
presse et d’expression ?
R) Arrive le 7
novembre 1987, tout en étant convaincue que la démocratie ne pouvait naître
d’un coup d’Etat policier, je m’étais engagée avec d’autres collègues,
confrères et consœurs pour remettre sur
le tapis nos revendications professionnelles et notamment la liberté de presse
et d’expression. Au sein du journal La Presse nous avons défendu l’idée de la
création d’une société des rédacteurs et la nécessité d’instituer un comité de
rédaction pour le choix de la ligne éditoriale et le changement de certaines
mauvaises habitudes, comme libérer, par
exemple, «La Une» de l’incontournable photo du président de la République,
placée à gauche et s’étalant sur 2 à 3 colonnes et parfois même plus, comme
signer l’éditorial. On voulait faire la distinction entre le rôle d’un média
public et la politique du gouvernement. Nous avons relancé, par ailleurs, les genres journalistiques nobles dont notamment
l’enquête qui avaient disparu du contenu du journal, pendant de longues années,
au profit du journalisme de communiqués. A cette fin, un service de grandes
enquêtes et reportages a été créé à l’initiative de Fadhila Bergaoui, Samira
Dami et moi-même. Le service a agité de grandes questions, telles que «La
séance unique», «Les régimes fonciers»,
«Le droit des femmes» et autres. Nous avons, par ailleurs, revalorisé la
production maison en matière d’actualité. Ce qui n’était pas sans déplaire à
certains de nos collègues qui considéraient le 7 novembre comme une opportunité
de redistribuer les rôles entre supporters du régime politique et opposants de
toujours. Je me rappelle encore des difficultés que j’ai rencontrées pour faire
publier un reportage sur les premières et uniques élections démocratiques sous
Ben Ali, en l’occurrence les élections municipales de Ksar Hellal dont le
Bureau a été dissous bien avant la destitution de Bourguiba. Deux listes
étaient en lice, l’une Destourienne et l’autre indépendante et ce sont les
Indépendants qui ont remporté les élections.
Mais surprise, ce n’est qu’après une longue négociation et moult tergiversations, jusqu’à une heure tardive du
soir, que la décision de publier mon article a été prise. Le lendemain, le
directeur responsable de l’époque M. Slah Maâoui, m’avait convoqué pour me
transmettre les félicitations de la Présidence de la République, sauf qu’on me
demandait de ne plus écrire sur des sujets
politiques et que j’avais le choix d’écrire dorénavant dans le domaine du sport
ou de la culture pour continuer à exercer mon métier. Et de clore l’entrevue en
murmurant gentiment, que je n’avais rien compris au 7 novembre et que je devais
m’abstenir de traiter de tels sujets. Depuis, a débuté, pour moi, une période
de désaffection du journalisme et de détachement de «La Presse» qui s’est
accentué par des dissensions qui commençaient à voir le jour au sein du Bureau
de l’AJT, élu en 1988, et où j’occupais le poste de Secrétaire Générale, la présidente étant Emna Soula. Il faut dire
que l’infiltration de l’AJT par le régime de Ben Ali, à travers certains
collègues animés par des ambitions personnelles, de courte vue, a abouti à la
scission du bureau.
Après la guerre du Golfe et une courte embellie médiatique,
la situation générale du journal La Presse allait se détériorer davantage avec
le début de la vague de répression qui s’est abattue sur l’opposition, en
général, et les islamistes, en particulier. J’ai, alors, décidé de prendre une
mise en disponibilité, dans l’attente de jours meilleurs, et j’ai intégré un
organisme étranger de coopération en Tunisie, en tant que sa représentante à
Tunis. En 1995, j’ai entamé une procédure de réintégration à La Presse qui a
été accepté par le Directeur M. Faouzi
Aoum, avant son limogeage derrière lequel se profilait la main de Abdelwaheb Abdallah. Son
successeur, Mohamed Ben Ezzeddine, m’a signifié qu’il n’était pas en mesure de
me réintégrer, m’informant que mon dossier administratif aurait été égaré et
qu’il fallait du temps pour le retrouver. J’avais compris, ce jour là, que c’en
était fini du journalisme, en ce qui me concernait, tant que Ben Ali et ses
conseillers, et à leur tête le Goebbels de la Tunisie, étaient en place. La
récréation après le 7 novembre a été, par conséquent, de courte durée.
Q) Est-ce que le 14
janvier 2011 a représenté, un vrai espoir de liberté de la presse, par
conséquent, éprouvez-vous le désir d’un retour à vos premières amours ?
R) L’espoir est
venu, le 14 janvier, du côté du peuple qui a démontré que la liberté ne se
donne pas mais s’arrache. Le peuple a ouvert une porte sur un ordre nouveau que
tout un chacun est appelé à construire et au sein duquel les journalistes sont
appelés à jouer un rôle de premier plan. Bien entendu ce rôle reste à préciser,
mais ce qui est certain c’est qu’aujourd’hui les journalistes savent ce dont ils
ne veulent plus, reste à réaliser ce qu’ils veulent. Il leur faut, donc,
beaucoup de courage, et je ne crois pas qu’ils en manquent, mais beaucoup de sacrifices
aussi et pour cela la solidarité de Corps doit jouer à fond : «Ne touches
pas à mon collègue» doit être leur devise. La solidarité de toute la société
civile doit également jouer très fort. Il ne faut surtout pas retomber dans
l’ancien système de main mise sur les médias et l’information qui ne peut être
que préjudiciable, non seulement au journalisme mais aussi au projet
démocratique dans son ensemble. «Touche pas à mon journaliste» devrait être le
slogan phare de la société civile, durant la période à venir, mais aussi la
devise de la classe politique si elle ne veut pas se transformer en des petits
Ben Ali, à la différence que ces petits dictateurs auront à traiter avec un
peuple qui ne craint plus de descendre dans la rue et qui, de surcroît, manie
avec une grande habileté et intelligence les réseaux sociaux.
Q) Concernant la résistance par rapport à la censure et
aux instructions, pour quelles affaires et sujets avez vous milité ?
R)
J’ai toujours pris fait et cause pour l’opprimé contre l’oppresseur d’où mon
insistance pour couvrir les grèves et les procès contre les politiques et les syndicalistes. J’ai toujours pris le parti
du citoyen contre les abus de l’administration par le biais surtout des
enquêtes et aussi à travers des rubriques comme celle intitulée « à l’écoute du citoyen »
qui a été censurée suite à la protestation d’un haut responsable contre la
publication de ses propres propos affirmant qu’il les a tenu à titre confidentiel
et qu’il ne s’attendait pas à ce que je les publie. J’ai toujours cherché à
faire connaître notre patrimoine (La rubrique si la médina m’était contée), notre culture nationale, maghrébine
et arabe en évitant de tomber dans le piège facile de la culture francophone,
puisque le journal était édité en langue française. Ce qui n’était pas toujours
très bien vu par les ambassades étrangères. J’ai toujours cherché à écrire sur
les marginaux et les marginalisés, les groupes les plus vulnérables de la société,
femmes, enfants, handicapés, avec l’intime conviction qu’un média public doit
être la voix des sans voix. J’ai toujours cherché à écrire sur ce qui
dérangeait pensant que cela pouvait aider à trouver des solutions. J’ai aussi
cherché à la loupe le positif et lorsqu’ il m’arrivait de le trouver je le
montrais pour qu’il ait une valeur d’exemple. Car le journalisme c’est un
message d’amour qu’on transmet après avoir demandé des comptes à des acteurs
publics. Le droit de demander des comptes doit se baser sur le respect d’une
éthique qui se résume en quelques mots : l’information est sacrée et le
commentaire est libre.
Q) Quelle comparaison faites-vous entre l'ère Bourguiba et l’ère Ben Ali concernant la propagande officielle, la répression et le bâillonnement des journalistes ?
R) La
censure c’est la censure. Ce qui est encore mieux c’est qu’il n’y ait pas de
censure du tout mais la Cité
de Platon existe-t-elle ! Seulement il y a une différence de degré qui
tient au fait qu’il vaut mieux avoir à faire à un cultivé qu’à un censeur
ignare. A titre d’exemple avec des ministres de l’information comme Chedli
Klibi ou Tahar Belkhodja, il était possible de négocier afin de faire reculer
les limites de la censure. Avec l’arrivée de ministres comme Abdelwaheb
Abdallah ou Fethi Houidi la censure est devenue davantage une pratique sado-
masochiste. Car visiblement ils se délectaient de brimer les journalistes et
les médias en même temps qu’ils souffraient de cette haine que les médias
nourrissaient à leur encontre. Ils incarnaient en quelques sortes le côté
pervers et diabolique du pouvoir.
Il y a également une autre
différence. Sous Bourguiba, nous étions une majorité à lutter contre la censure
car nous savions que c’était possible, si ce n’est de l’enrayer,du moins de la
circonscrire. Sous Ben Ali, la majorité des journalistes avaient petit à petit
perdu le sentiment que cette lutte pouvait être utile. Le régime avait réussi
avec l’aide des prédateurs de la liberté de la presse à ronger le tissu
professionnel. Il est temps qu’ils payent pour leurs crimes dans le cadre d’une
justice transitionnelle.
Q) Quel est votre sentiment d’avoir été la première présidente femme de l'AJT ?
R : En
me présentant aux élections de l’Association des journalistes tunisiens en
1980, je ne pensais pas briguer un poste mais défendre avec mes confrères de la
TAP, de la Radio et télévision tunisienne, de Dar Essabah et de Dar El Amal la profession. Nous avions
d’ailleurs présenté une liste de 9 journalistes représentant les différentes
entreprises de presse qui a remporté la majorité des voix. Au moment de la
répartition des fonctions deux facteurs avaient joué en ma faveur :
l’entente qui prévalait au sein du groupe et l’estime dont je jouissais auprès
de mes confrères. Il y avait eu, démocratie oblige, un vote de départage entre
moi et un collègue qui s’était présenté. Je ne sais pas si le fait d’être une
femme avait joué en ma faveur, mais ce qui était certain c’est que pour ma part
j’étais convaincue qu’ensemble nous allions faire du bon travail et que je
n’avais aucun complexe en tant que femme à occuper le poste de présidente pour
la première fois dans l’histoire de l’AJT. Je puisais cette force psychologique
dans mon autre engagement dans le mouvement des femmes de Tahar Haddad. Et
durant les deux mandats mon engagement féministe nourrissait mon engagement
professionnel et militant et vice versa. J’ai toujours cherché à dissocier les
deux combats même si par ailleurs ils étaient intimement liés. Mais par
ailleurs il y avait des moments où les deux combats se rejoignaient, surtout
concernant le statut des femmes journalistes ou encore l’image des femmes dans
les médias.
Propos recueillis par
Samira DAMI
Perles de la censure
Première perle :
Lors d’un reportage sur le village d’Aïn Drahem, dans les années 70, j’ai
consacré un encadré au commerce des petites bonnes que le Rédacteur en chef de
l’époque avait censuré. Quand je suis allée le voir pour en demander les raisons,
je m’attendais à ce qu’il me dise, cela nuisait à l’image du pays ou que
c’était contre la politique sociale du gouvernement, mais à ma grande surprise
il me sortit une perle du genre : «ça
fait deux mois que ma femme est sans bonne et toi tu dénonces le commerce des
petites bonnes».
Deuxième perle :
J’ai réalisé un dossier sur la première opération de changement de sexe en
Tunisie, c’était au début des années 80 dans un hôpital à Sousse. J’avais
rapporté tous les points de vue, médical : juridique, éthique et social.
Durant deux mois, je courais pratiquement, derrière le Rédacteur en chef pour
sa publication, puis un jour il m’a rétorqué : «Vous n’avez pas honte d’écrire sur un sujet pareil». J’ai, alors, compris
que le Rédacteur en chef avait tout simplement honte de faire paraître ce
dossier qui n’a, donc, jamais été publié.
Troisième perle :
Il est de coutume à La Presse de ne signer nos articles de tout notre nom qu’après
une année de stage concluant, on signait avec nos initiales, ce qui était une
bonne tradition. Et j’avais choisi pour le premier article que je devais signer
de tout mon nom de faire un bilan de la 1ère année du fonctionnement
du tribunal administratif durant l’année 1976. Après la parution de mon papier,
un responsable du premier ministère avait téléphoné pour protester, demander des explications et exiger mon
renvoi croyant que j’étais encore stagiaire. Mais notre Directeur, M. Amor
Belkhiria avait fait prévaloir le fait qu’on venait de me titulariser. Et pour
me faire oublier, pendant quelques mois, on m’a muté dans la Rubrique des
«Chiens écrasés», autrement dit des Faits divers.
Quatrième
perle : De commun accord avec la rédaction en chef j’avais invité au siège
même du journal, un certain nombre d’avocats et de juristes dans le cadre d’une
table ronde pour discuter du projet de loi organisant la profession d’avocats.
J’ai
mis au propre le compte rendu de la table ronde et le rédacteur en chef l’avait
remis au service technique pour qu’il paraisse dans le journal du lendemain.
A ma
grande stupéfaction le compte rendu de la table ronde n’est pas paru.
Renseignement pris le directeur (M. Abdelwaheb Abdallah à l’époque) était passé
le soir pour le retirer du marbre. Il a trimballé les bromures dans la malle de
sa voiture, pendant trois mois, attendant le moment propice pour les montrer au
ministre de l’information. La table ronde a enfin parue, après des mois, alors
que le sujet n’était plus d’actualité.
Pavés pavés pavés pavés pavés pavés pavés pavés
«Chedli Klibi,
ministre de la culture et de l’information dans les années 70, avait défini la
ligne éditoriale de La Presse comme «gouvernementale» en ce qui concerne «La
Une» et au service du public pour le reste des pages».
«Après un reportage à
Aïn Drahem, intitulé «Le village au bois
dormant» que j’ai fait avec Youssef Seddik , en 1977,toutes les Instances
Destouriennes de la région ont exigé le renvoi de ces deux journalistes «Communistes» ».
«Sans M. Amor
Belkhiria La Presse aurait coulé, de plus il nous «couvrait» et soutenait
contre les colères répétitives des autorités et des responsables Destouriens».
«Animé par de fortes
ambitions politiques Abdelwahab Abdallah a tout fait pour détruire le tissu
structurel, professionnel, collégial, syndical et financier de La Presse».
«Nous avions organisé
la résistance au sein de La Presse et de l’AJT après le 26 janvier 1978, j’ai
refusé d’écrire contre mes convictions en invoquant la clause de conscience».
«Après le 7 novembre,
la récréation a été de courte durée… ».
«Pour réaliser ce
qu’ils veulent après le 14 janvier la solidarité de Corps des journalistes doit
jouer à fond».
« Sous Ben Ali,
la majorité des journalistes avaient petit à petit perdu le sentiment que cette
lutte contre la censure pouvait être utile, le régime avait réussi avec l’aide
des prédateurs de la liberté de la presse à ronger le tissu professionnel. Il
est temps pour qu’ils payent pour leurs crimes dans le cadre d’une justice
transitionnelle ».
« L’estime dont je jouissais auprès de mes confrères avait joué
en ma faveur dans mon élection de première présidente femme de l’AJT»
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire