samedi 24 novembre 2012


A propos des tagueurs de Gabès

Zwewla ou les cavaliers de la nuit

 Le «Z» de «Zwewla» veut dire Zorro, mot qui signifie «renard» en espagnol. Ce personnage de fiction, créé en 1919 par Johnston McCulley, est un justicier masqué, de noir vêtu, qui combat l’injustice en Californie espagnole au XIXe siècle. Il a inspiré des romans, des bandes dessinées, des films, des séries télévisées, des dessins animés, des jeux et d’autres héros masqués tels que Batman chez les créateurs de DC Comics aux USA. (1)
Le voilà qui inspire  de jeunes artistes «graffeurs» tunisiens. Tout comme leur héro préféré, ces derniers se donnent pour mission de dénoncer les injustices et de défendre les victimes de la pauvreté. Sous le masque de la nuit, ils écrivent ce qu’ils pensent sur les murs. «Handhala», le fameux personnage du dessinateur palestinien assassiné, se trouve partout sur leurs tags. Il tournera le dos  tant que justice ne sera  pas rendue au «zwewla», les misérables de ce pays. Mais qui rendra, à son tour, justice à Chahine Berrich et Oussama Bouajila, membres du groupe, accusés de trois délits passibles de prison, parce qu’ils ont «osé» s’exprimer?

Laisser une trace sur toute surface capable de recevoir une inscription, un signe quelconque, un dessin, un nom, une date, un chiffre, un vers, une prose, ou même des inscriptions érotiques hard ou légères, est une manie universelle et qui remonte à des époques lointaines. Elle traduit le besoin de se faire connaître, de dire «j’y étais avant vous» ou «j’ai l’honneur insigne de vous précéder». (2)
C’est grâce à ces traces dans les grottes ou sur les monuments anciens que les historiens ont pu réécrire le scénario de vie de l’humanité, son évolution, ses us et coutumes, ses batailles, ses guerres et paix.
Certains exemples de ce qu’on appelle désormais les «graffitis», remontent à la Grèce antique ainsi qu’à l’Empire romain et peut aller de simples marques de griffures à des peintures de murs élaborées.
Dans les temps modernes, la peinture aérosol et les marqueurs sont devenus les outils les plus utilisés dans ces dessins.
Il existe, aujourd’hui, de nombreux caractères et styles de graffiti. Ces derniers issus de la tradition nord-américaine (tags, graff, free style) côtoient les graffiti issus de la tradition ouest-européenne (collages, pochoirs). 
Les bombes (de peinture), les feutres et les pochoirs sont particulièrement efficaces, et en quelques minutes, on peut laisser sa trace sur les bâtiments publics et maisons privées de toute une rue.
Cette forme d’art urbain, qui a contaminé le monde entier, exprime un certain malaise, la violence des sociétés modernes, le sentiment de rejet subi par nombre de jeunes ou le désir d’affirmation de soi dans une société devenue de plus en plus individualiste.
Le phénomène «tags» n’a pas manqué d’atteindre la Tunisie. Il a de plus en plus d’adeptes et surtout depuis la révolution du 14 janvier 2011. Après avoir été utilisés pour colorer et donner vie à quelques  façades en béton, ou flatter l’égo de quelques supporters  d’équipes de football, les graffitis signés par les Tunisiens ont évolué dans leurs propos pour communiquer des messages politiques ou sociaux.
A Gabès et sur  quelques  murs du centre-ville, nous avons remarqué des tags aux propos différents : les uns ont une portée morale (dans le sens constructif), tandis que les autres reflètent une sorte d’intolérance et d’incitation à la violence.
Mais il se trouve que ce sont ceux qui expriment les soucis de leur société et qui militent pour la cause des gens démunis qui se font  accuser  de délits passibles de prison. Il s’agit de Chahine Berrich (ressortissant de l’Institut supérieur des arts et multimédias de La Manouba, membre fondateur de la Ligue tunisienne des droits artistiques et culturels)  et Oussama Bouajila  (étudiant en sciences juridiques), deux membres du collectif de «graffeurs» ou «graffiti-artists» appelé «Zwewla» (les misérables). Ils ont été interpellés par la police d’une manière assez spectaculaire, puis accusés d’une façon, le moins que l’on puisse dire, intrigante.

Les serial tagueurs

Cela s’est passé le samedi 3 novembre 2012 avant le couvre-feu de minuit.
Selon leur  version des faits, les tagueurs de Gabès n’ont pas été pris «la bombe dans le sac». Après avoir fini d’écrire sur les murs et au moment où ils s’apprêtaient à aller faire le plein d’essence pour le scooter, la police est intervenu. «Quelqu’un a dû les alerter» nous dit Chahine. «Au début, raconte-t-il, on a cru que les flics allaient venir nous parler.  Ils en avaient l’habitude.  Parfois même, ils nous donnaient des feed back positifs sur nos graffitis».
Grande fut leur surprise lorsque les flics ont commencé à faire fonctionner leurs gyrophares et.. à tirer(!) Cartouches  à blanc? de vraies balles  ou bombes lacrymogènes? Ils n’en savaient rien. Pris de paniques, ils se sont enfuis dans le but de sauver leur peau, laissant derrière eux le matériel et le scooter.

Commença alors une série d’énigmes 

A 2 heures du matin, lorsqu’ils sont allés de leur plein gré au poste de police pour expliquer leurs bonnes intentions et récupérer, par la même occasion le scooter et le matériel, on leur a fait signer un procès verbal. Pour les tagueurs l’incident était clos.

Le tournant

Le lundi, en revenant au poste de police pour essayer encore une fois de récupérer le scooter, Chahine découvre que celui-ci a été intentionnellement saccagé et que ses affaires personnelles (DVD, ébauches de scénarios, pochoirs etc.) ont été confisquées.
Selon Chahine, quelque chose s’est passée entre la soirée du lundi au mardi, car  l’artiste graffeur s’est réveillé le lendemain sur plusieurs appels téléphoniques venus du poste de police.
Sur place, un agent lui annonce que le dossier a été transféré au procureur de la République.
L’affaire est scellée. Les jeunes «justiciers» sont accusés de 3 «délits»:
1-Ecriture sans autorisation sur les murs de bâtiments publics.
2-Violation de l’état d’urgence.
3-Propagation de fausses informations qui risquent de porter atteinte à l’ordre public.
Ceci étant, il reste quelques questions à poser : D’après les accusés, il y a eu poursuite de la police, tirs et gyrophares? Qu’est-ce qui a empêché les flics d’arrêter les présumés coupables le soir même de l’action ? Pourquoi attendre qu’ils débarquent au poste le lendemain matin de leur plein gré pour leur faire signer un procès-verbal?  Que s’est-il passé entre la nuit du lundi au mardi pour que l’affaire prenne un tournant aussi sérieux? Et, qu’est-ce qui fait que dans la lettre adressée au procureur général et qui accompagne le procès-verbal, figure un nouveau  chef d’accusation qui n’existait pas parmi les «délits» évoqués dans l’invitation provenant du ministère de la Justice et adressée aux accusés ? 
Ce nouveau chef d’accusation est le suivant: distribution de tracts susceptibles de troubler la «sécurité» publique. ( ?)

Le buez et la défense ;

Le groupe «Zwewla» a des homonymes partout dans le monde, notamment en Egypte, en Syrie, en Turquie, en Suisse, en France et au Canada. Lorsque le buez a été lancé sur face book (plus de 50 partages en une demi-heure), ces derniers ont manifesté leur soutien au collectif tunisien.
Le mercredi 7 novembre 2012 à Tunis et lors d’un concert organisé à El Teatro, Bendir man a invité l’un des tagueurs Oussama Bouajila pour informer le public de ce qui s’est passé. Du coup, des membres de Human Right Watch présents au concert ont pris les devants pour agir,  défendant la liberté de l’expression. Ils étaient suivis par la Ligue des droits de l’Homme (bureau de Gabès) et ROJ (le Réseau d’observation de la justice tunisienne) qui ont vite fait de déléguer un avocat du nom de Riadh Farhati, gabésien.
Maître Farhati, qui a bien voulu nous recevoir dans son bureau, n’en revient pas. Selon lui, il n’y a vraiment pas de quoi fouetter un chat. «Ces jeunes n’ont rien fait qui mérite de les accuser de délits passibles de prison» précise-t-il. L’avocat semble être indigné par le fait qu’en période de post-révolution on applique encore des lois pénalisant la liberté d’expression, promulguées et utilisées par un dictateur  pour opprimer le peuple et le soumettre à sa volonté.
Encore un procès de ce genre dans les annales de la post-révolution. Celui des tagueurs de Gabès aura lieu le 5 décembre 2012. 

Souad Ben Slimane

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