dimanche 11 novembre 2012

Dossier sur l'Assassinat d'Abou Jihad à Tunis


Chronique d'un crime d'Etat annoncé

Par l’entremise d’une interview posthume de l’un des agents du Mossad, responsable de l’assassinat d’Abou Jihad en avril 1988 et publiée le 1er novembre dans le journal Yediot Aharonot, Israël reconnaît officiellement pour la première fois sa responsabilité dans l’élimination du leader de l’OLP. L’information fait dix fois le tour du monde ! L’Etat d’Israël adresse-t-il à travers cet article un message ou plutôt une menace à ses ennemis actuels ? En tout cas, les réactions en Tunisie, qui a vu, à travers ce crime politique, son territoire violé et ses hôtes agressés jusqu’à chez eux ne se sont pas trop fait attendre. Le 5 novembre, Maître Abderraouf Ayadi, président du mouvement Wafa, a annoncé la décision de son parti de poursuivre en justice, Israël et les… complices tunisiens de cet attentat. Quatre jours après, Abdelwahab El Hani, président du parti Al Majd, appelait dans une conférence de presse l’Etat tunisien à saisir de nouveau les Nations unies de cette affaire. «Plus jamais peur d’Israël», clame Maître Slah Ben Abid. Notre dossier.
La nuit du 15 au 16 avril 1988, le Mossad perpétrait sur le sol tunisien un assassinat politique contre Abou Jihad, le numéro deux de l’OLP et l’artisan de la première Intifada. Reconstitution in situ d’un assassinat, commandé par le Premier ministre israélien de l’époque 

Arrivés sur le point culminant de la verdoyante colline de Sidi Dhrif dans les parages de l’ancien palais présidentiel, la Mercedes noire conduite par un ex-diplomate palestinien, un des leaders de l’OLP en ces années 80, s’arrête net. La vue plongeante donne sur les quartiers immaculés  en bas du village de Sidi Bou Saïd. Notre guide pointe du doigt une villa de taille moyenne reconnaissable à sa ganariya (moucharabieh) bleue : « C’était la résidence d’Abou Jihad. Avec une clôture moins élevée et un urbanisme tout autour moins dense, à  l’époque elle était encore plus visible à partir de cet endroit. Personne n’aurait pu empêcher les agents du Mossad déguisés en couples  d’épier aisément les faits et gestes des membres de la famille du bras droit de Yasser Arafat».
Des promeneurs du sans souci nous dépassent. Depuis la fuite de Ben Ali le 14 janvier 2011, la colline n’est plus quadrillée par les hommes de sa sécurité rapprochée. En 1988 également, le lieu était libre de tout contrôle policier, l’ex-président n’avait encore pas entamé les travaux de construction de son palais de Sidi Dhrif.


«Un scénario à la James Bond 007 !» 

Le regard rivé sur la maison de son ami disparu cette nuit du 15 au 16 avril 1988, le diplomate récuse la thèse avancée par le journal Yediot Aharonot, le 1er novembre dernier. Selon le quotidien israélien, l’opération de l’assassinat d’Abou Jihad, alias Khalil El Wazir, âgé de 52 ans, dirigée par Moshé Yaalon, actuel ministre des Affaires stratégiques, sous le commandement de son adjoint Nahoum Lev, a débuté avec le débarquement secret des escadrons de la mort du Mossad sur la plage de Raoued. La manœuvre aurait été supervisée par le chef d’état-major adjoint de l’époque, Ehud Barak, à bord d’un Boeing 707, qui survolait la Méditerranée.
« C’est une version de l’histoire inspirée des films de James Bond 007 ! Je n’y crois pas une seconde. Il s’agit d’une tactique de diversion dont le Mossad est passé maître. Dans un pays qui reçoit annuellement quatre millions de touristes, les 26 membres du commando des unités spéciales des services secrets israéliens, chargées des éliminations physiques munis de faux passeports pouvaient facilement accéder au territoire tunisien d’une manière légale et en tout cas beaucoup plus banale. L’hypothèse qu’ils soient entrés avec de faux passeports diplomatiques reste également valable : on peut tout glisser dans les valises des cadres de chancelleries, y compris les armes hypersophistiquées», affirme notre source.

La tête pensante de l’Intifada

 Maître Slah Ben Abid, proche des milieux de l’OLP depuis que l’organisation s’est établie en Tunisie suite au siège des camps de réfugiés de Beyrouth par l’armée israélienne en août 1982, connaît bien la personnalité d’Abou Jihad. «C’était un fataliste, porté de surcroît sur un profond sentiment mystique. Il se savait condamné et ne s’en souciait pas outre mesure. En participant au déclenchement quelques mois auparavant de la première Intifada sur la bande ouest et en Cisjordanie, il avait accompli une mission stratégique, assurer la relève de la résistance au colonialisme israélien par les jeunes générations de Palestiniens», se rappelle l’avocat tunisien.
Or il était en même temps devenu une cible à abattre programmée par l’Etat hébreu... Puisque, comme l’assurent les spécialistes, seul le Premier ministre israélien, auquel le directeur du Mossad rend régulièrement des comptes, est autorisé à mettre en marche la machine infernale des assassinats contre les « ennemis d’Israël ». Yitzhak Shamir dirigeait le gouvernement de l’époque...
L’impact médiatique de la première Intifada, la guerre des pierres (1987-1993), s’avère désastreux pour l’Etat hébreu. Les images de CNN font le tour du monde et suscitent l’indignation et l’émoi de l’opinion publique. On y voit des enfants, hauts comme trois pommes, affrontant les mitraillettes et les chars de l’occupation militaire à coups de... cailloux. Bien que tous les observateurs s’accordent à le considérer comme la tête pensante de l’Organisation de libération de la Palestine, Abou Jihad ne s’entourait point d’une logistique sécuritaire à la mesure de ses responsabilités politiques et militaires au sein du commandement de l’organisation et du parti Fatah, dont il était également le numéro deux, l’un des fondateurs et membre de son Comité central.

Intrigantes coïncidences 

Cette douce nuit printanière du 15 au 16 avril, l’unité chargée d’exécuter Khalil Al Wazir trouva une route pratiquement libre. Dans le commissariat de police situé à 5 mn de la maison d’Abou Jihad, il n’y avait ce soir-là qu’un seul policier en poste.
Chez lui, dans son bureau, Bechir Turki, haut cadre à la retraite des ministères de la Défense et de l’Intérieur, expert dans les techniques de transmission, auteur de l’ouvrage Ben Ali, le ripou paru en 2011, est entouré d’ouvrages sur le renseignement. Des livres sur le Mossad, la Dgse, le service de renseignements extérieur français, la CIA envahissent la pièce. L’auteur de Ben Ali, le ripou est intrigué par une série d’éléments, qui laissent penser à une probable complicité du pouvoir tunisien avec les services secrets israéliens: «Comment se fait-il que la garde nationale ait disparu à ce moment-là et que des coupures électriques fassent baigner le village dans le noir ?».
A demi-mots, dans sa Mercedes noire arrivée devant la porte de la résidence d’Abou Jihad, sise à la rue Mongi Slim, l’ex-diplomate de l’OLP chuchote : « Toutes les opérations du Mossad en pays arabes bénéficient d’une forme de logistique locale, qui peut se traduire dans une certaine...passivité ! »
Dans l’interview de Nahoum Lev publiée à titre posthume par le quotidien Yediot Aharonot, douze ans après sa mort dans un accident de moto « à la suite de six mois de négociations avec la censure militaire », précise le journal, l’agent de l’unité spéciale raconte le déroulement de l’opération, qui visait en réalité à décapiter la première Intifada. Accompagné d’un soldat déguisé en femme afin de passer pour un couple en balade nocturne dans ce quartier des diplomates étrangers à Sidi Bou Saïd, Lev tenait une boîte de chocolat dans laquelle était dissimulé un pistolet muni d’un silencieux. Arrivé à la maison ciblée, il a d’abord abattu un garde ensommeillé dans une voiture, puis le second groupe s’engouffre dans la villa d’Abou Jihad après en avoir forcé l’entrée. Le commando, dont les membres portaient des masques de chirurgiens, tue un second garde, qui venait de se réveiller et n’a pas eu le temps de dégainer son arme. Le jardinier tunisien, qui dormait dans la cave de la villa, a aussi été exécuté. Un des camarades de Lev se précipite dans les escaliers jusqu’à la chambre du leader palestinien et tire sur lui.

«Il était voué à mourir»

« Apparemment, il (Abou Jihad) avait un pistolet. J’ai tiré sur lui une longue rafale, en faisant attention à ne pas blesser son épouse, qui était apparue, et il était mort. D’autres combattants ont également tiré pour s’assurer qu’il était mort. J’ai tiré sur lui sans la moindre hésitation : il était voué à mourir. Il était mêlé à d’horribles crimes contre des civils israéliens », se justifie-t-il dans  l’entretien posthume.
Le coup est terrible pour l’OLP ! Après de longues négociations sur le lieu de son enterrement, ici ou dans un pays plus proche de la Palestine — des fidayin tués à Hammam Chatt par les bombardiers israéliens ont bien été inhumés sur le sol tunisien —, la direction du Fatah décide d’organiser les funérailles d’Abou Jihad le 20 avril dans le camp de Yarmouk à Damas.
Ben Ali, lui, ordonne l’ouverture d’une enquête sur les circonstances de la mort du numéro deux de l’OLP. Et si le Conseil des Nations unies condamna le 25 avril 1988 l’agression du leader palestinien dans sa résolution N° 611, sur les résultats de cette enquête tunisienne aucun éclairage n’a jamais été livré...
L’ancien diplomate palestinien confesse : « Nous avons dû à l’époque fermer l’œil car nous sommes un peuple sans territoire. Nous avons donc estimé que maintenir notre présence en Tunisie dépassait en importance la finalisation de l’enquête ».
Auteur : Olfa Belhassine

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