vendredi 2 novembre 2012


Entretien avec Tarak Mekki, président fondateur de la IIe République

"Les Intégristes et les résidus du parti Destourien n'ont rien compris à l'évolution du pays"

■ «Les gens d’Ennahdha sont comme les loups, ils se déchirent entre eux, mais chassent ensemble»
  ■ «Moi, je dirais que c’est, plutôt, Nida Tounès qui va imploser»

Tarak Mekki, président-fondateur du mouvement la IIe République, s’est lancé dans les affaires avec son paternel, après avoir obtenu son Bac en 1978. A 42 ans, voulant changer d’air, il  s’est envolé pour le Canada en septembre 2001. Une date charnière pour l’ensemble des pays arabes et musulmans.
Il ne rentrera définitivement qu’après la Révolution en 2011. Bien avant, son visage était familier à un grand nombre d’internautes qui attendent avec soif et curiosité les vidéos qu’il poste sur la Toile. On se rappelle encore  ses sketchs sarcastiques et anticipateurs critiquant Ben Ali,  son épouse et le clan des Trabelsi, dénonçant, ainsi, leur cupidité et la corruption.
La première vidéo qu’il a concoctée date du 12 juin 2007 avec paradoxalement cette formule mise en exergue: «J’ai peur qu’un jour vous regrettiez Ben Ali».
«C’est que, explique-t-il, il fallait qu’il parte. Car son legs est catastrophique : une Tunisie exsangue et meurtrie par la pauvreté et la misère, le chômage, le régionalisme, la répression, et la dictature. Il a seulement légué une bande cossue de quelques kilomètres, sorte de vitrine touristique, mais une Tunisie profonde au degré zéro du développement».
L’inventeur du fameux «Dégage» a choisi de communiquer par l’image et la vidéo, parce qu’il croit que la masse des Tunisiens a encore une culture orale.
Encore une fois, paradoxalement, ce qui l’a poussé a entrer en politique, c’est son ras-le-bol des opposants de Ben Ali, qu’il estime être «de mauvais communicateurs».
Il crée son site, la IIe République, et y dépose un prgramme en 24 thèmes relevant de tous les domaines économique, politique et culturel.
Au démarrage de la révolution du 17 décembre au 14 janvier, il s’adresse aux internautes tunisiens pour les pousser «à chasser Ben Ali».
Le fameux «Dégage», c’est lui qui l’a inventé et «Je l’ai officialisé le 18 juin 2011, suite à la lettre que Sihem Ben Sedrine a envoyée à Ben Ali intitulée “Pourquoi vous devez partir M. le président”».
Ce à quoi j’ai répondu : «On ne dit pas partez à un adjudant chef mais dégage». Un terme qui avait le double avantage d’être compris aussi bien par les Tunisiens que par les francophones.
Pour en savoir plus sur l’actualité et ses credo politiques, nous l’avons rencontré.
Entretien.


Vous attestez qu’il existe aujourd’hui une bipolarisation de la vie  politique entre Ennahdha et Nida Tounès. Comment faire pour éviter cette bipolarisation à laquelle la Tunisie semble être condamnée ?

C’est une bipolarisation imposée aux Tunisiens par deux symboles du passé, Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi, qui ont des comptes à régler. Le pays vit au rythme de leurs différends et de leurs tirs croisés aux dépens des préoccupations économiques et sociales des Tunisiens. Chacun d’eux nous sert un discours plus proche de la littérature que de la politique en ressassant les thèmes de la démocratie, l’emploi, le chômage, les jeunes, l’équité entre les régions, chacun laissant entendre que l’autre est incapable de résoudre ces problèmes.
Le désaccord et la dispute entre Ennahdha et Nida Tounès est une manière de jouer les prolongations de la querelle de la fin des années 80.
Il s’agit d’une guerre larvée entre deux clans, celui des intégristes et celui des résidus du Parti destourien. Or ils n’ont rien compris à l’évolution de la société tunisienne, d’autant que cette bipolarisation peut avoir des conséquences très dangereuses et mener le pays même à une guerre civile. D’ailleurs, on commence à en sentir les prémices dont j’ai déjà parlé en avril 2011.

Quelles sont ces prémices ?
Après le 14 Janvier, une réconciliation entre toutes les parties tunisiennes aurait dû prévaloir. Or, les forces politiques ont emprunté le chemin de la division et de la subdivision afin de dominer le peuple. Rien qu’à analyser le scrutin des élections du 23 octobre, on s’aperçoit que les gens ont voté non pas pour un programme, mais pour des considérations régionalistes, voire tribales : on a voté à Sidi Bouzid pour «Al Aridha», au Sahel pour le parti de Morjane, à Bizerte pour Mehdi Ben Gharbia de l’ex-PDP, etc.

Comment éviter cette bipolarisation ?
Il faut que Ghannouchi et Essebsi, ces vieux routiers de la  politique, qui sont devenus les dépositaires de la vie politique, se retirent et prennent leur retraite.
Car j’ai l’impression d’assister à un pugilat entre deux octogénaires. Ils déclarent à tous ceux qui veulent bien les entendre qu’ils n’ont pas d’ambition politique personnelle, mais en fait, ils tiennent le peuple tunisien par la gorge. Leur discours est profondément ambigu car, généralement, quand on fait de la politique c’est pour prendre le pouvoir.
J’ai toujours dit que je fais de la politique pour le pouvoir. Or, eux ils raillent tout un peuple. Vraiment je ne m’imaginais pas que le Tunisien allait être l’otage de ces vieux politiciens qui appartiennent au passé.
Il est vrai que nous sommes d’éternels nostalgiques et que nous sommes soit bourguibistes, soit youssefistes ou bensalhistes, etc.
D’autres prônent même le retour à l’Islam pur et dur, façon salafiste. En fait, nous ne sommes  pas capables de regarder vers l’avant aujourd’hui, certains ont même la nostalgie de Ben  Ali.

Pourquoi, selon vous, certains sont nostalgiques de l’époque Ben Ali ?
Lors de ma première intervention sur Facebook, en juin 2007, j’ai déclaré que du temps de Ben Ali, la jeunesse regrettait l’ère Bourguiba. Maintenant, certains jeunes et d’autres parmi le peuple regrettent l’époque Ben Ali.
C’est que le peuple n’a jamais couru derrière la famille Trabelsi, ce sont les hommes d’affaires qui ont couru derrière eux. La majorité silencieuse n’a pas tellement, à quelques exceptions près, souffert de la répression de Ben Ali. Maintenant elle se dit : «Avant, je vivais mieux que maintenant, mon pouvoir d’achat était plus élevé, je vivais en sécurité, etc.» et puis n’oubliez pas le syndrome de Stockholm, la victime donnant presque raison au bourreau.
Voilà qui me donne, toute modestie mise à part, raison: nous n’avons pas fait de révolution. Car une révolution suppose qu’on avance sur tous les plans. Or, nous n’avons avancé dans aucun domaine, ni social, ni économique, ni culturel. Donnez-moi le titre d’une seule œuvre culturelle révolutionnaire ou digne de la révolution. Les Egyptiens, eux, ont monté un opéra sur la révolution.
Au plan économique, les prix et l’inflation ont augmenté, le chômage aussi, la corruption a doublé, l’insécurité règne. Cette révolution n’a de révolution que le nom. Le citoyen n’a pas vu son quotidien s’améliorer.

Que gagnerait la scène politique à voir disparaître Ghannouchi et Essebsi ?
Un remodelage de la scène politique qui fera tomber les masques. Car Ghannouchi et Essebsi ont l’art de maintenir le flou. Si Ghannouchi part, on s’apercevra que Samir Dilou est plus extrémiste que lui et que Taïeb Baccouche se trouve dans le parti de Béji par manque de charisme en espérant un jour devenir président. C’est là son seul programme. J’ai évoqué, il n’y a pas longtemps, Moncef Marzouki et Taïeb Baccouche, deux personnages dangereux politiquement, tant ils maîtrisent l’art de la tromperie. Car, ils ont un point commun : réécrire l’histoire à leur manière, comprenez en leur faveur et pour mieux la falsifier.
Quand  Baccouche évoque sur une chaîne de télé la mollesse de Habib Achour, mes cheveux se dressent sur la tête. Ce qu’il oublie c’est que lui-même a été récupéré par Habib Achour, celui qu’on a baptisé «le Lion». Après 30 ans, Baccouche réécrit l’histoire, se présentant en héros, lui qui est connu pour être à 25% un opposant et à 75% un béni oui-oui.
Le remodelage politique favorisera en outre l’émergence des jeunes auxquels Ghannouchi et Béji font de l’ombre. Ces derniers représentent un frein à de nouveaux visages politiques en Tunisie.
Les Tunisiens en ont marre des vieux leaders, il faut d’autres leaders quadragénaires. Moi j’ai 53 ans et je me sens déjà vieux. L’alternative ne peut être incarnée que par les jeunes et la jeunesse.

Comment voyez-vous l’avenir d’Ennahdha, parti  majoritaire au pouvoir, après le 14 septembre,jour de l’attaque de l’ambassade des Etats-Unis ? Est-ce que l’unité de façade du parti va se maintenir ou doit-on s’attendre à une sorte d’implosion ? 
Je ne crois pas tellement à cette histoire d’implosion d’Ennahdha, c’est une manœuvre de diversion, une mise en scène orchestrée par Ennahdha même. Croyez-vous que l’aile dite modérée d’Ennahdha, soit Jebali, Laârayedh, Dilou, qui est en fait le plus radical des radicaux, pèserait dans la balance sans l’aile dure : Ghannouchi, Ellouze, Chourou and Co. Et vice-versa.

Pouvez-vous nous éclairer sur les raisons de cette manœuvre d’Ennahdha ?
Ennahdha est en mauvaise posture et veut attirer certains démocrates comme Néjib Chebbi, par exemple, afin de négocier avec eux, mais seulement dans un but de diversion. En fait, les gens d’Ennahdha poursuivent leur chemin et laissent espérer à certains naïfs de la politique une éventuelle implosion. Or, les gens d’Ennahdha sont comme les loups, ils se déchirent entre eux, mais chassent ensemble.
Le parti a toujours connu des frictions, même du temps de la clandestinité, comme cela a été le cas entre Karkar et Ghannouchi. Mais, ils sont intelligents et savent qu’en cas d’implosion, les deux camps seront perdants.
L’implosion d’Ennahdha relève du fantasme, mais en politique, il faut être réaliste. Tant qu’Ennahdha est là, je ne spécule pas sur son implosion, si elle implose, on verra comment agir. La politique ne se fait pas à coups de fantasmes, la politique c’est la science du réel et non des suppositions.
Moi, je dirais que c’est plutôt Nida Tounès qui va imploser, quelqu’un a même dit : si on entre les noms du bureau de Nida Tounès dans un ordinateur, c’est l’ordinateur qui risque l’explosion. Car je ne vois pas ce qui peut rassembler un universitaire comme Taïeb Baccouche et Noureddine Ben Ticha, l’ex-bras droit de Borhane Bsaïes.

Le CPR et Ettakatol peuvent-ils continuer, avant ou après les élections, à s’allier avec Ennahdha ?
Déjà chacun d’eux parle d’aller seul aux prochaines élections, quoique le CPR constitue pour moi Ennahdha bis tandis qu’Ettakatol a implosé.

Selon vous, Nida Tounès peut-il faire une coalition avec l’aile «Ennahdha-Light» ?
Oui, s’il y a une part du gâteau pour Béji Caïd Essebsi parce que Nida Tounès c’est une invention qatarie. Sachez que Mohsen Marzouq est l’obligé de Chikha Mouza et que Caïd Essebsi a décidé de faire de Nida Tounès un parti alors qu’il affirmait qu’il ne s’agissait que d’un rassemblement, juste une semaine après son retour de Doha.
Le Qatar nous a vendu un package démocratique, Ennahdha est soutenu par son père spirituel l’Emir Cheikh Hamed Al Thani et Nida Tounès par sa marraine Chikha Mouza.

Que pensez-vous de la loi d’exclusion dans un pays démocratique, est-il pertinent de voter une loi liberticide ou éradiquationniste ?
Je suis pour l’exclusion de toute personne qui a assumé quelque responsabilité dans l’Etat, que ce soit dans la période passée ou transitoire, y compris l’Assemblée nationale constituante. La Tunisie ne pourra que respirer et y sera gagnante.

Où se positionne le courant salafiste dans le pays, a-t-il un avenir ?
Les salafistes sont une pure invention de plusieurs parties et le poids qu’on leur a donné est factice. Tout le monde s’en est servi,  y compris Essebsi lors de son passage au Premier ministère. J’ai bien peur qu’à force de se servir des salafistes, ces derniers ne se servent de tout le monde et changent tous les fondements de la vie sociale. Et là ça devient très grave, surtout avec ce qui se passe actuellement à Douar Hicher.
Autrement dit, la créature va bouffer ses créateurs…
Il y a un risque, car je constate un glissement de centaines de jeunes nahdhaouis déçus vers le mouvement salafiste. Ils ont découvert qu’Ennahdha a pour seul programme : la prise du pouvoir et non le développement du pays.
µ
Justement, que dites-vous des actes de violence perpétrés par les salafistes et dont le dernier en date a eu lieu à Douar Hicher ?
Il faut appeler un chat, un chat. Ce sont là les prémices de la guerre civile. La bipolarisation politique, la pauvreté, la surenchère idéologique mènent inévitablement à la guerre civile. Ce qui s’est passé à Kairouan (agression du cheikh Mourou) à Bizerte, à El Abdellia, devant l’ambassade des Etats-Unis, à Tataouine, les morts et les blessés enregistrés de part et d’autre préfigurent une guerre civile.
D’où «le communiqué n°1», c’est ma formule, que j’ai diffusé appelant momentanément à la prise du pouvoir par l’Armée nationale avec la collaboration de la Garde nationale et de la police. Mission : rétablir l’ordre républicain, l’ordre sécuritaire et ouvrir les archives du ministère de l’Intérieur et de l’Atce. Afin que les Tunisiens sachent à qui ils ont affaire et ils découvriront que 90% des personnages politiques, qui s’affichent, aujourd’hui, à la télé, sont des Benalistes.
A mon avis, pour sauver le pays, il faudrait réajuster quelques articles de la Constitution de 1959 et aller, ensuite, directement aux élections présidentielles. Et ne me dites surtout pas que le régime présidentiel peut nous entraîner vers la dictature. Car, pour une fois, je suis d’accord avec Rached Ghannouchi quand dans sa dernière vidéo où il s’adresse aux salafistes, il a déclaré : «Depuis quand le texte d’une Constitution peut limiter l’action des hommes au pouvoir». La Tunisie n’a jamais eu un problème de Constitution, mais d’application de la Constitution.

Que pensez-vous de la feuille de route politique actuelle, que ce soit celle prônée par la Troïka ou l’opposition ?
Cette feuille de route, c’est le chemin des ténèbres, ce sont de grands mots.
Après la catastrophe de la Constituante, ils veulent nous mener à des élections truquées. Et là ce sera la prise de la cerise après la prise du gâteau.

Présentez-nous votre parti en quelques mots?
C’est un mouvement de jeunes dont je connais la majorité. Nous croyons en une deuxième République où dominent des valeurs républicaines sous-tendues par un programme dans tous les secteurs économiques, sociaux, culturels et autres du pays. Le but c’est de moderniser la Tunisie et de démocratiser le régime politique, en optant pour la décentralisation et en favorisant les libertés, notamment celle de la justice. Nous avons 5.000 cartes en circulation, donc adhérents. Nous ne vendons de cartes qu’aux jeunes qu’on connaît de peur d’être noyautés.
En tant que président-fondateur du parti la IIe République, n’êtes-vous pas tenté d’aller un peu plus loin, de faire des compromis ou de vous allier à d’autres partis ?
Je n’ai pas fait partie du régime de Ben Ali, ils ont tous serré la main à Ben Ali, ce n’est pas mon cas. Il faut laisser le temps au temps. Les jeunes reviennent à mon discours et ils sont en train de découvrir que j’ai raison.
Je suis sous embargo médiatique que je vais briser au moment propice. Tous les hommes de partis sont sur un tapis roulant, mais ils font du surplace. Le jour viendra ou je ferai mon démarrage politique. J’attends le timing adéquat, que les jeunes redescendent sur terre et se réveillent.
C’est une question de flair politique : créer une télé satellitaire n’est pas du tout difficile.

Qu’est-ce qui vous empêche de participer aux prochaines élections ?
Y aura-t-il une loi sur le financement des partis ? Y aura-t-il un combat d’idées ou de tomates et de spaghettis ? Les sponsors seront-ils uniquement nationaux ou également étrangers ? Y aura-t-il une loi stricte sur la sécurité des meetings ? Or, je ne vois de protection que pour les meetings d’Ennahdha et de Nida Tounès. Concernant les élections, je pense que la répartition et la composition des bureaux de vote sont plus importantes que la composition de l’Isie.
Y aura-t-il une justice et des médias indépendants ?
De plus, si le régime politique adopté est du genre présidentiel aménagé, mon parti ne participera pas car je refuse un régime semi-présidentiel ou semi-parlementaire. Je n’irai pas à des élections du genre Afrique subsaharienne des années 60.

Comment voyez-vous l’avenir du pays ?
Je pense que les jeunes politiques vont se mettre autour d’une table et dialoguer, car quand ils voient ce qui se passe à l’Assemblée constituante, qui n’est qu’un leurre pour dévier des objectifs de la Révolution, ils sont dégoûtés: de leurs bagarres d’enfants,  désinvolture et incompétence.
Ce sont les jeunes qui représentent l’avenir et grâce à eux, la Tunisie vaincra. La Tunisie est à la croisée des chemins, on va soit vers une société réactionnaire, soit avant-gardiste et moderne. Mon souhait est de voir naître une Tunisie du 21e siècle réconciliée avec elle-même.
Auteur : Entretien conduit par Samira DAMI
Ajouté le : 02-11-2012

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