dimanche 11 novembre 2012

Dossier Assassinat d'Abou Jihad à Tunis


Actualités : Nation

Entretien avec : Rafik Chelly, ancien directeur de la Sûreté extérieure

« Il n’y avait pas de sécurité spéciale pour Abou Jihad »

Propos recueillis par Chokri BEN NESSIR
Rafik Chelly était le directeur de la Sûreté extérieure quand Abou Jihad fut assassiné.
Il n’a guère été impliqué dans l’enquête qui a suivi l’attentat qui coûta la vie à cet ancien dirigeant palestinien. Mais voilà qu’un élément portant sur l’identité d’une partie des auteurs de l’opération commando accule les enquêteurs de la Sûreté intérieure à solliciter son expertise.
Dans cet entretien, nous sommes au cœur d’un film d’action où se mêlent espionnage, infiltration et assassinat. Entretien.

Vous étiez directeur de la Sûreté extérieure quand Abou Jihad fut assassiné. Comment avez-vous été saisi de ce dossier ?
C’est vrai je n’étais pas en charge de l’enquête. Cependant, même si Ben Ali ne me portait pas trop dans son cœur, le fait que les enquêteurs aient trouvé des contrats de location des véhicules qui ont servi pour le transport du commando par voie terrestre jusqu’au domicile d’Abou Jihad, aux noms de personnes libanaises, avait obligé les enquêteurs à solliciter l’intervention de mon département pour une investigation au  Liban.
Qu’avez-vous conclu à l’issue de votre enquête ?
Dans le cadre de la coopération avec le vis-à-vis libanais avec lequel on entretenait une bonne coopération, nous avons transmis les identités inscrites sur les contrats de location des véhicules loués (Ndlr : deux mini bus et deux voitures tout terrain), afin de pouvoir les identifier. Quelque temps après, nous avons reçu l’ex-directeur de la Sûreté libanaise M. Nouaiema en compagnie de l’un de ses collaborateurs. Je suis allé en personne les accueillir  au salon d’honneur à l’aéroport. Ensuite nous nous sommes dirigés au ministère de l’Intérieur où nous avons tenu une réunion consacrée aux résultats de l’enquête libanaise. Ils nous ont informé que les documents de voyage utilisés sont de vrais passeports libanais dont les titulaires sont des habitants de la ville de Sour située au Sud-Liban. Ils nous ont également expliqué que les soldats israéliens procédaient, en territoire libanais, à des arrestations et à des perquisitions des habitations et que pendant ces perquisitions, ils confisquaient d’office les passeports des Libanais afin de les utiliser dans des opérations criminelles à l’étranger. D’ailleurs, le directeur libanais nous a affirmé que des déclarations de saisie ont été faites à la police libanaise par leurs titulaires. Ce qui confirmait déjà à l’époque que ce sont des Israéliens qui avaient commis ce crime odieux.


Mais pourquoi un dirigeant d’une si haute importance ne disposait pas d’une garde tunisienne rapprochée ? 
En effet, la sécurité tunisienne n’avait pas pris en charge la protection d’Abou Jihad car l’OLP n’avait pas demandé une sécurité spéciale pour Abou Jihad. D’autant plus que personne ne savait qu’il était l’instigateur principal de l’Intifadha et que, de ce fait, il pouvait constituer une cible pour le Mossad. N’empêche, il aurait pu bénéficier d’une sécurité rapprochée comme Arafat, Abou Ellotof, Abou Iyad ou même Hakam Balaoui. D’autant plus qu’il était menacé par des mouvements extrémistes palestiniens soutenus par Damas. A titre de rappel, le Fatah avait déjoué en 1983 un complot du groupe Abou Iyadh contre Abou Jihad. Au fait, le Fatah avait sous-estimé le danger qu’encourait à Tunis Abou Jihad en ne prenant pas de mesures de sécurité plus strictes.

Vous avez, dans votre livre, évoqué des tentatives des services israéliens pour s’infiltrer en Tunisie ?  
Absolument. En tant que directeur de la Sûreté extérieure, j’avais reçu une information, en 1990, concernant la mort suspecte d’un étudiant tunisien dans la ville de Nice. Je me suis intéressé de plus près à la question et j’ai découvert que cet étudiant avait des contacts avec un officier de renseignement israélien. Il s’est avéré que cet étudiant avait été approché par cet agent dénommé «Jules» dans le but de recueillir des informations concernant les Palestiniens installés en Tunisie. En essayant d’avoir plus d’informations au sujet de cet agent,  dans le cadre de nos rapports avec la DST française, nos diverses missives sont restées sans réponse.
C’est un fait rare et étonnant que des requêtes de ce genre, et de surcroît par écrit, n’aient pas de suites. Un jour, un haut gradé de la DST française m’a fait savoir qu’il était au courant de ma demande et m’a murmuré qu’il ne fallait pas attendre de réponse. J’ai compris qu’il ne fallait pas insister.
N’empêche, cette histoire n’est pas la première preuve qu’on détient sur les tentatives du Mossad de recruter des Tunisiens pouvant les renseigner sur tout ce qui avait trait aux activités palestiniennes. Pis encore, ils sont allés jusqu’à vouloir établir des contacts avec nos services.
Cependant, nous étions conscients du fait que , par principe, on ne peut coopérer avec les services israéliens tant que la cause palestinienne reste sans solution.
Pourtant, il y a eu une  certaine liaison avec les Israéliens?
Ce que je sais et que je peux affirmer,  c’est qu’il y a eu une coopération  avec les Israéliens, après les accords de paix d’Oslo. Il y a eu des experts qui sont venus en Tunisie dans le cadre de la coopération avec les services secrets tunisiens. Ils étaient sollicités pour des projets sur la sécurité des frontières avec l’Algérie surtout que les intégristes pénétraient souvent le territoire tunisien du côté algérien.  Et puis, Ben Ali pensait tirer profit de la haute technologie  israélienne pour l’écoute des communications téléphoniques à partir des téléphones portables.

Vous abordez l’assassinat d’Abou Jihad comme étant une faille dans la sécurité sous  le régime Ben Ali ?
En effet, cette opération a été tellement rapide et facilement exécutée au point de soulever plusieurs interrogations. Car si on suit un peu les détails de l’opération comment elle a été menée, on a de la peine à comprendre comment un groupe composé d’une quarantaine de personnes ait pu pénétrer dans notre pays avec autant de facilité. Comment divers zodiacs aient pu accoster sur la plage de Raoued, et leur navire croiser au large et sans que les gardes-côtes tunisiens ne s’aperçoivent de rien? Pourtant, il s’agissait de côtes sensibles qui avoisinaient Carthage. Que se soit la Garde nationale maritime ou la Marine tunisienne qui ont des unités sur place et des radars, elles pouvaient détecter les mouvements suspects. C’est étrange que cette opération se soit déroulée sans le moindre souci. L’enquête, même bâclée, a démontré que pendant l’opération, les lignes téléphoniques ont été coupées, que l’électricité a été coupée aussi et qu’une rafle à grande échelle a été organisée peu avant l’opération du Mossad.
N’empêche, ce qui attire l’attention, c’est qu’il n’y a jamais eu d’enquête profonde sur l’assassinat d’Abou Jihad. Est-ce qu’il y a d’autres complices? Comment ont-ils pu pénétrer et agir avec autant de facilité, accoster les côtes de Raoued et faire un parcours de plus de 20 km jusqu’au domicile d’Abou Jihad, exécuter leur opération en toute quiétude et rentrer sans que personne ne s’aperçoive de rien? C’est une carence très grave en matière de sécurité.
Pensez-vous qu’il est temps de rouvrir ce dossier afin d’établir la vérité ?
Absolument. La connaissance et la révélation de l’identité du commandant du commandos israélien peut nous exhorter à intenter une nouvelle action en justice. Une nouvelle enquête judiciaire doit être diligentée pour déterminer de façon exhaustive les faits et identifier si possible les complices côté tunisien, si toutefois complices il y a. C’est pour cela que le ministère public doit bouger. Les organisations et les partis aussi doivent demander la réouverture de l’enquête. Il faut essayer de faire éclater la vérité devant tout le monde. 

Pourquoi selon vous le commando n’avait pas exécuté la femme et les enfants d’Abou Jihad ?
En étudiant de près le modus operandi de cette opération, il est clair que l’objectif était d’éliminer Abou Jihad et non les membres de sa famille.
Mais comment selon vous Ben Ali aurait accusé certains hauts responsables d’intelligence avec les Israéliens ?
Ben Ali avait la manie de diaboliser ses ennemis et d’accuser les gens qu’il veut éliminer d’avoir des relations avec le Mossad ou avec les Libyens. Il ne s’agit pas d’une ou de deux personnes, elles sont nombreuses les personnes qui ont été faussement accusées de cela. Que ce soit pour Ahmed Bennour ou Chedly Hammi, tous deux anciens secrétaires d’Etat à l’Intérieur, mais au fond c’était lui et les membres de sa famille qui étaient à l’origine de ces diffamations. Par exemple les relations n’ont jamais été bonnes entre Ahmed Bennour et Ben Ali. Ben Ali n’a jamais accepté le fait d’avoir été remplacé par Bennour à la tête de la direction de la Sûreté nationale. Ce qui est sûr c’est que Ben Ali n’aimait pas Ahmed Bennour et avait  même encouragé le groupe palestinien radical d’Abou Nidhal à l’éliminer, suite à l’affaire de Atef Bsissous qui a été assassiné à Paris quand il avait accusé Bennour d’avoir fourni des informations aux services israéliens  pour qu’ils localisent et assassinent Atef Bsissous à Paris.  D’ailleurs, il y avait des journaux tunisiens qui avaient rapporté cette version. Mais il est allé jusqu’à dépêcher, à mon insu, quelqu’un à Beyrouth avec un projet d’article pour le publier dans la presse locale et pousser les factions radicales palestiniennes à envisager des représailles contre Bennour.

Pensez-vous que le terrain est aujourd’hui propice au Mossad pour opérer à partir et dans la Tunisie ?
Absolument, la montée des islamistes au pouvoir, le retour du salafisme jihadiste en Tunisie, les appels à la haine raciale, le chaos sécuritaire et le soulèvement en Libye balisent la voie à une intensification des activités du service des renseignements du Mossad en Tunisie. C’est pourquoi il ne faut pas baisser la garde et rester vigilant.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire