vendredi 17 mai 2013


Entretien avec Sadok Ben Jemaâ par Tijani Azzabi

Confessions particulières d’un témoin de l’Histoire

 Les souvenirs d’enfance, les études à Tunis et à Paris, le militantisme politique, l’indépendance de la Tunisie, les affaires de Bizerte, Djerba, Gafsa, l’expérience socialiste de la Tunisie, la démocratie, le jeudi noir du 26 janvier 1978, la révolte du pain en janvier 1984, le 7 novembre 1987, la révolution du 14 janvier et autres soubresauts de l’histoire ont jalonné la vie et le parcours de Sadok Ben Jemaâ et constituent les principaux chapitres de l’ouvrage Entretien avec Sadok Ben Jemaâ conduit par Tijani Azzabi, journaliste et auteur de nombreux ouvrages. Dans cet entretien, l’interviewer, qui a été chargé de mission dans le cabinet de Sadok Ben Jemaâ, a dévoilé de manière quasi intimiste toutes les facettes de cet ancien ministre de Bourguiba qui finit dans l’opposition après avoir longuement milité au sein du Parti socialiste destourien, alias le Néo-Destour.
Le résultat se décline comme le segment de la vie et du parcours politique d’un militant et démocrate où se chevauchent la grande et la petite histoire : aux événements qui ont marqué l’histoire de la Tunisie s’ajoutent le témoignage, une réflexion sur le pouvoir et une vision de l’intérieur sur ces faits importants de notre histoire. A propos, par exemple, des Accords de Djerba scellant l’Union entre la Tunisie et la Libye, Sadok Ben Jemaâ révèle : «Je pense que l’âge et la maladie, ajoutés au comportement d’un Boumediene qui l’avait vexé auparavant, y étaient pour beaucoup. En plus, l’accord entre la Libye et l’Egypte n’était pas apprécié par Bourguiba qui, à juste titre, tenait à “tirer” ce pays voisin dans son sillage». Et l’on apprend, quelques lignes plus loin, «que Bourguiba avait conseillé en 1973 à Boumediene de ne pas couper le pétrole aux pays européens, d’autant qu’il n’avait pas de problèmes avec eux mais plutôt avec les Etats-Unis d’Amérique, mais ce dernier n’apprécia guère ce qu’il considéra comme une ingérence dans ses affaires et s’empressa de téléphoner à Wassila Bourguiba pour lui dire que son époux était malade et qu’il faut le soigner. Ce qui provoqua l’ire de Bourguiba qui n’avait pas hésité à téléphoner au président Boumediene pour le traiter de tous les noms».

«Un coup d’Etat qui a libéré Bourguiba de lui-même»

Cet entretien, où l’on apprend beaucoup, trace la trajectoire politique personnelle de l’interviewé, né à Djerba en 1932 et mort le 18 novembre 2011, dix mois après la révolution et qui, depuis l’âge de 10 ans déjà, s’est activé au sein des scouts musulmans avant de militer, alors qu’il était encore au Collège Sadiki, au sein du Néo-Destour, puis au début des années 50, à Paris au sein de l’Association des étudiants musulmans nord-africains en tant que responsable de la fédération de France du Néo-Destour. Cet ingénieur nommé, après l’Indépendance, à la tête de plusieurs sociétés nationales de transport, est le fondateur et le président de la Banque du Sud en 1968, puis, PDG du Groupe pétrolier tuniso-italien notamment, finit par devenir l’un des ministres de Bourguiba et chapeauter tour à tour les ministères du Transport, des Affaires sociales, de l’Habitat et de l’Equipement, tout en étant membre du Bureau politique, mais sa relation avec le Zaïm n’était pas sans accrocs. Il s’agissait, en fait, d’«une relation en dents de scie» malgré la considération qu’il portait au leader. Car, il avait fini par démissionner : «Je n’étais pas un modèle de fidélité aveugle ...un ministre qui se respecte se doit de démissionner s’il n’est pas d’accord avec une politique qu’il ne partage plus».C’est que déjà en 1971, au Congrès de Monastir avec Ahmed Mestiri, Hassib Ben Ammar, Béji Caïd Essebssi, Habib Boularès, Mohamed Salah Belhaj, Ezzeddine Ben Achour et d’autres, il a animé la campagne pour la démocratisation du P.S.D. Ce qui n’a pas été vu d’un bon œil par Bourguiba et Hédi Nouira, son premier ministre. Il réintègre le gouvernement en 1980 après le départ de Nouira et y reste jusqu’en 1984. Il est nommé ministre de l’Equipement et de l’Habitat après le 7 novembre 1987, événement qu’il juge, certes, comme «un coup d’Etat, mais qui a libéré Bourguiba de lui-même».Il est limogé de ce poste moins d’une année après : «Le 28 juillet 1988, j’ai été effectivement limogé sans aucune raison ! Lorsque Hédi Baccouche, (Ndlr : alors Premier ministre) a constaté que le président m’avait limogé, c’est la mort dans l’âme qu’il accepta cette décision, sachant pertinemment que Ben Ali allait continuer de “remercier” ses amis en attendant son tour». Et d’ajouter : «La chute aux enfers de Ben Ali a été entamée à la suite du départ de son Premier ministre Hédi Baccouche et aggravée dès son mariage avec Leila Ben Ali».Et de continuer avec une révélation importante : «Bourguiba a confié à l’un de ses amis autorisé à lui rendre visite dans la maison où il était soumis à résidence, que le «7 novembre a été monté de toutes pièces par Hédi Baccouche» et je suis certain que si le 7 novembre avait échoué, Bourguiba aurait pendu Hédi Baccouche plutôt que Ben Ali ! J’aurais probablement, moi aussi, eu la corde au cou le même jour».

«La chasse aux sorcières, une aberration»

Le monde arabe et son avenir, la cause palestienne, le religieux et les politiques, et autres questions et événements qui ont marqué la planète que ce soit en Europe, en Asie ou en Amérique sont également au cœur de cet entretien qui a été réalisé sur quelques années et qui se termine après la révolution. Sadok Ben Jemaâ souhaitait qu’elle réussisse afin d’instaurer un Etat démocratique et n’échoue pas à l’instar de l’action de démocratisation de la vie politique entamée sans succès, par les démocrates du P.S.D., lors du Congrès de Monastir en 1971.
A la question peut-on avoir confiance en le parti Ennahdha ? Ben Jemaâ répond : «Sincèrement, je pense que s’ils imitent ce qui s’est réalisé en Turquie — l’application d’une politique intelligente, basée sur les préceptes d’un Islam modéré —, on peut leur faire confiance pour protéger des acquis ancrés définitivement dans nos traditions : les droits de la femme, la laïcité et bien d’autres acquis positifs sans lesquels la Tunisie rétrograderait de plusieurs siècles». Concernant la question d’empêcher les ex-Rcdéistes d’être éligibles pendant un certain nombre d’années, l’interviewé répond que «la chasse aux sorcières est une aberration inacceptable, d’autant plus que parmi ces responsables il existe un certain nombre de gens honnêtes et patriotes qui ont collaboré avec feu Bourguiba et Ben Ali. Ce sont des responsables qui ont servi loyalement leur pays, même avant l’Indépendance».
Quant à son degré d’optimisme concernant la révolution, il souligne en toute logique que «les révolutions ne répercutent pas, hélas, leurs résultats positifs dans l’immédiat, pour autant qu’ils le soient car une révolution n’est pas forcément synonyme de réussite, loin de là ! Il faut du temps, de la patience, du travail et de l’endurance et la Révolution française de 1789 est là pour le rappeler».
L’auteur, qui connaît bien le personnage pour avoir été son ami et son conseiller quand il était ministre des Transports et des Communications, pose les bonnes questions, comme c’est quoi faire de la politique ? Réponse : «C’est être au service des citoyens, c’est s’engager, c’est garder ses principes, c’est le moyen de faire aboutir le vœu de la majorité. Il faut respecter le consensus même s’il y a divergence quelque part. A cet égard, des hommes comme le Général de Gaulle ou Mendès France, sont des politiciens extraordinaires pour lesquels j’ai la plus grande admiration».
L’ouvrage présente l’homme politique, mais aussi le syndicaliste qui s’est engagé dans l’Ordre des ingénieurs, la Fédération mondiale des Organisations d’ingénieurs qu’il présida durant de longues années et qui fut l’occasion pour lui de promouvoir la Tunisie, la Palestine et le développement de la technologie dans le monde.
L’interviewé a, également, évoqué ses hobbies, dont le jeu d’échecs, le football (son cœur bat pour le club de l’Espérance de Tunis), mais il fut également le père spirituel du COT (Club Olympique des Transports) qu’il contribua à promouvoir depuis les années soixante. Il évoqua, également, les hommes politiques qu’il admirait dont Nehru, Kennedy, Mandela et ses idoles politiques sous nos cieux dont Bourguiba, Farhat Hached, Ahmed Tlili, Ali Belhouane, Mongi Slim, Taïeb Mhiri, Slimane Ben Slimane ; mais aussi les écrivains et chanteurs préférés, dont Edith Piaf et Oum Kalthoum, mais on aurait aimé que l’auteur y consacre un chapitre à part afin que ces informations ne soient pas déclinées sous forme de digressions noyées dans certains chapitres de veine plutôt politique. L’amour que voue Ben Jemaâ à son épouse Férihane, originaire elle aussi de l’île des Lotophages, transparaît dans certains passages intimistes dans cet exercice de confession et de témoignage passionnant sur une époque de notre histoire riche en rebondissements et en coups de théâtre, en anecdotes et en faits insolites croustillants à l’échelle nationale, arabe et internationale. Ce livre de 300 pages publié dans le cadre de la série d’édition «Une époque et des Hommes», qui compte déjà dix parutions et dont cinq autres ouvrages sont en préparation, vise à faire : «connaître l’histoire d’une époque à travers ceux qui l’ont vécue au propre et au figuré» et surtout avant qu’il ne disparaisse, afin que les faussaires de l’histoire ne la manipulent pas à leur guise en changeant ou en occultant certains faits vus à travers leur propre prisme déformant. L’objectif capital étant de favoriser un chassé-croisé entre diverses confessions de moult acteurs et témoins de l’Histoire pour atteindre cette objectivité tant convoitée.


S.D. Ajouté le 4/04/13


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire